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En Asie, François ne prêche pas dans le désert


En Asie, François ne prêche pas dans le désert

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À lire certains, la récente visite du Pape François en Corée du Sud se limiterait à une dénonciation de la société de consommation, qui ne ferait pas mentir sa réputation de « pape léniniste », décerné par The Economist. Interrogé par le New York Times, le journaliste religieux sud-coréen Choo Chin-woo enfonce même le clou : « le pape est clairement un commie ». Pas léniniste : commie, le vieux diminutif américain pour communiste, qui sent bon la Guerre froide des années 1950.

Les Eglises presbytériennes de Corée du Sud, elles, remontent carrément au XVIe siècle, et aux prédications de Calvin : alors que le Pape François célébrait le 17 août une messe à Séoul devant un million de personnes, des pasteurs avaient organisé leur propre contre-cérémonie, à quelques encablures, pour 10 000 participants. « Le roi ennemi est apparu au cœur de notre nation ! » s’est alarmé le révérend Song Choon-gil, qui a également parlé des « forces sataniques » et « idolâtres » que charriait le catholicisme romain. Le Pape, agent du régime nord-coréen et suppôt de Satan (ou l’inverse) ? Lors de sa visite en Corée du Sud, François est venu irriter deux forces importantes de la société locale : le culte du capitalisme, et le protestantisme musclé. Deux forces qui s’étaient retrouvées dans l’influence américaine et l’anticommunisme, après la fin de la guerre de Corée en 1953.

Le 15 août à Daejon, le Pape a critiqué la « culture de mort » des modèles économiques des pays riches, « qui créent de nouvelles formes de pauvreté et marginalisent les travailleurs », ainsi que « l’attrait du matérialisme qui étouffe les authentiques valeurs spirituelles et culturelles, ainsi que l’esprit de compétition débridée qui génère égoïsme et conflits ». Le 17, il récidivait au centre caritatif de Kkottongnae : « que tout homme et toute femme puisse connaître la joie qui vient de la dignité de gagner le pain quotidien, en soutenant ainsi sa propre famille. Cette dignité est totalement menacée par la culture de l’argent ! »

Cette dénonciation est cohérente avec l’enseignement de l’Eglise catholique, et les actions de ses membres en Corée du Sud. Le clergé local est connu pour son engagement « gauchiste » en faveur des exclus et des victimes des inégalités sociales, ainsi que pour ses critiques contre le militarisme, au pouvoir dans les années 1980, toujours fort, qui procède notamment à des expropriations massives pour construire de nouvelles bases contre la menace nord-coréenne. Une menace que l’Eglise catholique n’absolutise pas, reprenant une tendance aujourd’hui majoritaire au sein de la population sudiste, qui plaide pour l’apaisement. À l’inverse, les Eglises protestantes incarnent plutôt l’alliance du capitalisme et des élites. L’ancien président Lee Myung-Bak, homme d’affaires, est ainsi un Ancien (cadre d’une paroisse) presbytérien, libéral décomplexé et adepte de la ligne dure face au régime du Nord.

L’Eglise catholique sud-coréenne jouit d’une santé resplendissante (10 % de la population, en progression), qui effraie les protestants (25 %, en stagnation). Ces derniers ont connu un essor foudroyant à partir de 1900, lorsque des missionnaires américains inclurent la péninsule dans leur campagne « Union biblique pour la Chine ». Presbytérianisme, issu du calvinisme européen du XVIe siècle, et fondamentalisme évangélique s’implantèrent dans le sillage de pasteurs américains, mais l’élève a aujourd’hui largement dépassé le maître : la plus grande église protestante mondiale est à Séoul, la Yoido Full Gospel Central Church, qui rassemble 900 000 membres. Les Américains sont passés de 65 % en 1972 à 47 % en 2001 des missionnaires protestants dans le monde : les Sud-Coréens ont pris la tête, avec 12 000 missionnaires en exercice dans le monde chaque année. Ils sont présents y compris en Irak et en Afghanistan, où un pasteur sud-coréen a été exécuté par les talibans en 2007. Voilà qui relativise la vision très Française des protestants évangéliques, pantins de Washington composant « la secte de Bush », dixit le Nouvel Observateur. Ils sont davantage un produit de la globalisation plutôt qu’une émanation américaine.

Pourquoi cette ferveur sud-coréenne ? Contrairement à la Chine ou au Japon voisins, la Corée est un pays qui a spontanément assimilé le christianisme. Des lettrés et des nobles cultivés coréens découvrirent cette religion au XVIIIe siècle au contact d’ouvrages occidentaux, et des jésuites basés à Pékin. Le catholicisme fit son apparition en Corée, sans prêtres, reposant essentiellement sur des laïcs. Cette foi étrangère s’opposant au confucianisme officiel (pour qui l’idée d’un Dieu personnel, et celle d’une égalité entre individus, sont absurdes), une persécution s’abattit sur les catholiques coréens pendant un siècle, jusqu’à la tolérance, et l’arrivée d’un évêque en 1886. Ce sont les martyrs de cette période que le Pape François est venu honorer.

Puis, avec l’occupation japonaise et la guerre de Corée, le christianisme a prospéré. Les Eglises ont été purgées au Nord mais se sont consolidées au Sud, avec un avantage pour le protestantisme. Celui-ci est remis en cause, avec le désenchantement d’un nombre croissant de fidèles face à l’embourgeoisement des Eglises protestantes. Ce reflux par rapport à la société capitaliste coïncide avec le regain du catholicisme, dont l’engagement social face aux dérives du modèle libéral semble rencontrer un réel écho.

*Photo : Jung Yeon-je/AP/SIPA. AP21610821_000002. 



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