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Crépuscule de la cravate : la masculinité en berne


Crépuscule de la cravate : la masculinité en berne
Une nouvelle forme de cravate créée par Ryan et Daniel Smith of Modern Tie Modern Tie/Cover Images COVER36625416/SIPA/1906211340

On n’a pas besoin d’être un disciple de Freud pour voir que la disparition progressive de la cravate correspond à la dévalorisation de la masculinité dans la plupart des sociétés actuelles.


De toutes les tendances mondiales exacerbées par le Covid, la disparition de la cravate n’est probablement pas la plus importante. Il convient toutefois d’en prendre acte, car la façon dont nous nous habillons en dit long sur qui nous sommes. La cravate est en déroute en tant que pièce emblématique du vestiaire masculin depuis environ 30 ans. Après le travail à domicile imposé par le Covid, elle est maintenant au bord de l’extinction : bientôt, elle ne sera portée que par des excentriques, des dictateurs ou des dictateurs excentriques. Les abeilles ouvrières sont retournées dans leurs ruches de bureau, mais dans l’ensemble, sans la cravate.

Ce n’est pas un hasard si le déclin de la cravate a coïncidé avec l’effacement de tout ce qui symbolisait la masculinité autrefois. Car la masculinité étant désormais toxique, la cravate se trouve annulée (cancelled). On n’a pas besoin d’être freudien pour en saisir la signification. Il n’y a pas si longtemps, presque tous les hommes britanniques portaient une cravate : écoliers, commerçants, chauffeurs de bus, policiers, employés de banque, médecins généralistes. Celle du professeur d’histoire était tachée de soupe. Il était impensable de quitter la maison sans en arborer une. Le président Clinton accueillait les invités à la Maison Blanche en les complimentant sur leur cravate (Jeffrey Epstein portait un curieux numéro sombre avec des cercles rougeâtres quelque peu sinistres). La cravate a longtemps été un signe de détermination, d’autodiscipline et d’autorité. Même de conformisme. Pourtant, ces qualités sont maintenant considérées comme démodées. L’une après l’autre, elles ont été dégradées et reléguées à la poubelle de l’histoire.

Le patriarcat a commencé à être démantelé, sans que grand monde conteste ce démantèlement. Cette dépréciation de la masculinité s’est accompagnée d’un changement des codes vestimentaires.

Le déclin initial de la cravate peut être daté avec assez de précision de la vague de féminisme-pop qui a suivi les Swinging Sixties. Au fur et à mesure que le féminisme s’est transformé en politiquement correct et que le politiquement correct est devenu l’idéologie officielle de l’université, des entreprises, du gouvernement et des institutions culturelles, les rôles masculins et les hommes eux-mêmes ont commencé à perdre leur respectabilité. Le patriarcat a commencé à être démantelé, sans que grand monde conteste ce démantèlement. Cette dépréciation de la masculinité s’est accompagnée d’un changement des codes vestimentaires. Les costumes élégants qu’on avait l’habitude de voir défiler dans les banques de la City se sont transformés en blazers, en chemises à col ouvert et en chinos. Au fil des ans, les femmes ont flirté avec le « power suit » ou tailleur pantalon, mais il était trop inspiré de la mode masculine pour s’imposer comme une tendance progressiste majeure. Il vaut beaucoup mieux que les hommes s’habillent comme des voyous que de faire en sorte que les femmes s’habillent comme des hommes.

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Le politiquement correct s’est transformé à son tour en wokisme et en intersectionnalisme. Les hommes, en particulier les hommes privilégiés, ont commencé à être tenus pour responsables de tous les maux de la planète. Par conséquent, ils se sont enfuis pour se cacher, avant de lever le drapeau blanc de la reddition. Comme signe visible de soumission, ils ont cessé de porter la cravate. Mais avec la cravate, c’est un principe fondamental de la formalité masculine qui s’est perdu : s’habiller correctement est un acte égalitaire. Certes, il y a des costumes bon marché et des costumes chers, des cravates de bon goût et des cravates laides, mais l’universalité des vestes et des cravates en a fait un excellent niveleur. L’obligation de porter une cravate s’appliquait autant à un agent immobilier qu’à un aristocrate.

Tout cela a maintenant disparu, le virus ayant asséné le coup de grâce final. Les médecins spécialisés du National Health Service qui s’habillaient avec soin ont été invités à cesser de porter des cravates parce qu’elles peuvent propager l’infection. Sur Zoom, où personne ne sait si vous portez un pantalon, la cravate est superflue. Les cravates restent indispensables pour les dictateurs. Poutine en porte une, quand il n’est pas torse nu. Xi en porte presque toujours une. Macron, peut-être plutôt un dictateur en herbe, ne semble porter qu’une cravate noire, ce qui le fait ressembler à un directeur de funérailles. D’autres présidents et politiciens de haut rang portent encore des cravates, mais pas tout le temps. Les cravates de Boris Johnson sont souvent mal nouées et descendent parfois trop bas, tombant presque jusqu’à l’entrejambe. Il en va de même avec Donald Trump. Mais la plupart des hommes semblent de l’avis que porter une cravate c’est faire trop de chichi. Tie Rack, une chaîne de boutiques de cravates autrefois omniprésentes au Royaume Uni et ailleurs, qui comptait 450 magasins dans les années 1990, a commencé à fermer les derniers d’entre eux en 2013, après des années d’efforts pour se diversifier dans d’autres accessoires de mode. Le chef sortant de l’armée britannique, le général Sir Nick Carter, a récemment donné une interview télévisée en uniforme sans cravate.

Pourrait-il y avoir un retour à un code vestimentaire plus formel ou exubérant à mesure que le virus s’estompe ? Il y a un siècle, la grippe espagnole a été suivie par les années folles, ce qui a provoqué une renaissance pour les cravates, y compris la célèbre cravate « kipper », très large, aimée des gangsters et des showmen. Mon confrère canadien, Mathieu Bock-Côté, chroniqueur au Journal de Montréal, dit qu’il était heureux de s’habiller comme un éternel étudiant jusqu’à ce qu’il perde beaucoup de poids et achète plusieurs nouveaux costumes. Son épiphanie a consisté dans la découverte qu’il aimait s’habiller comme un adulte. Selon lui : « L’élégance masculine n’est pas qu’une manie de coquet fanfaron. C’est une manière de se tenir droit, de se présenter au monde, et de trouver le charme dans l’existence dans un agencement de codes et de détails qui rendent la vie belle une cravate à la fois. » 

J’irai jusqu’à dire que la cravate représente encore plus que cela. Si les hommes étaient prêts à mieux s’habiller et à cesser de se prélasser dans des vêtements dits « de sport », peut-être pourrions-nous garder la tête plus haute et réfuter cette idée qui court actuellement les rues selon laquelle nous ne serions que des rustauds sexuellement incontinents. Peut-être, aussi, que nous nous respecterions plus les uns les autres et que nos relations avec autrui seraient plus empreintes de cette « common decency » chère, non seulement à George Orwell, mais à une très vieille tradition britannique. Nouer une cravate autour de son cou, c’est nouer des liens avec le reste du monde.

Une version en anglais de cet article a été publié dans The Spectator du 11 décembre 2021.



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Jonathan Miller est un ancien conseiller municipal d'une ville du Sud de la France, il est correspondant français du "Spectator" londonien et l’auteur de "France : a Nation on the Verge of a Nervous Breakdown" (Gibson Square, 2015).

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