Comment ne pas mourir idiot?


Comment ne pas mourir idiot?

munch peur suicide

1. Trois exemples à ne pas suivre.

Albert Einstein disait que deux choses sont infinies : l’Univers et la bêtise humaine. Il ajoutait : « En ce qui concerne l’Univers, je n’en ai pas encore acquis la certitude absolue. »

J’ignorais que chaque année étaient remis les Darwin Awards, qui récompensent les comportements autodestructeurs les plus mortels. Certains ressemblent à des gags télévisuels, mais tous donnent raison à Albert Einstein. Je n’en citerai que trois particulièrement croquignolesques.

Le premier s’est passé en août 2006 à Leicester (Angleterre). Darren, un jeune homme de trente-trois ans, est retrouvé mort chez lui, baignant dans une mare de sang, un couteau à ses côtés, peu après avoir téléphoné à un ami. Toutes les hypothèses furent envisagées par la police jusqu’à ce que sa femme donne enfin la clé du mystère : son mari, désireux de savoir si sa nouvelle veste pouvait résister aux coups de couteau, prit la décision de tester cette théorie en se poignardant lui-même… C’est ce qu’on pourrait nommer un « seppuku maladroit ».[access capability= »lire_inedits »]

La deuxième histoire se déroule au Texas en février 2000. Pour épater ses copains, Rashard, un étudiant de vingt ans, leur annonce qu’il va jouer à la roulette russe avec un pistolet semi-automatique, calibre 45. Ce jeu, déjà redoutable avec un pistolet à barillet, est mortel avec un semi-automatique, qui permet de n’appuyer qu’une fois sur la détente, sans armer, pour que le coup parte… Ne faites jamais les malins avec les armes à feu quand vous ignorez leur fonctionnement, même pour prouver que vous êtes un homme, un vrai, c’est-à-dire un Texan, telle pourrait être la morale de l’histoire.

Il n’y a pas que la bêtise qui tue, il y a aussi la vanité. Ainsi, un jeune professeur de droit, Garry Hay, trente-neuf ans, avait pour curieuse habitude de vouloir démontrer à quel point les vitres de la Toronto Dominion Tower étaient résistantes en se jetant littéralement dessus. Un jour de l’été 1996, devant un parterre d’étudiants médusés, Garry Hay se livra à sa démonstration désormais classique…, mais au lieu de rebondir sur la vitre, il la traversa. On le retrouva vingt-quatre étages plus bas. On suggérera qu’il est mort par excès de confiance en lui : il n’y a pas que le doute sur soi qui tue.

2. Plutôt se tuer que d’avoir à faire un nœud de cravate.

Ces morts ne figurent évidemment pas dans l’excellent livre de Bruno Lafourcade, Sur le suicide (éd. François Bourin), dont je m’apprêtais à parler tant l’insolence de son style et son humour british m’ont ravi. Lafourcade m’avait d’ailleurs proposé son manuscrit pour ma collection des Presses universitaires de France, mais le décès subit de Michel Prigent et l’apparition inattendue d’une éditrice plus conventionnelle (elle me refusa la biographie de Paul Gégauff par Arnaud Le Guern qui est pourtant un enchantement) mirent un terme à ma collaboration avec cette auguste maison. Autrement, il va de soi que j’aurais plaidé la cause de Bruno Lafourcade.

Son essai débute par l’histoire classique de cet Anglais qui préféra se tuer plutôt que d’avoir à faire un nœud de cravate chaque matin – et c’est donc une corde qu’il noua à son cou. « Quand la routine, et la lassitude avec elle, et la mélancolie, ont montré à tant de gentlemen qu’elles justifiaient qu’ils écourtassent la plaisanterie, pourquoi donc chercher d’autres raisons de se tuer ? », écrit Lafourcade.

3. Vite et bien.

La conclusion donne également le ton : elle nous apprend que Montherlant avait songé à écrire un texte bref, « uniquement de pratique, bon marché pour être largement répandu », qu’il aurait intitulé : « Vite et bien ou l’art de ne pas se rater en cinq leçons ». Un tel livre, en effet, aurait été de la plus grande utilité : il ne faut pas seulement vouloir se tuer, il faut savoir se tuer. Bref, ne pas mourir idiot.

Seule la certitude qu’il serait interdit avait retenu Montherlant de rédiger ce guide. Nous qui nous flattons d’être sortis du christianisme et d’avoir brisé après Mai 68 bien des tabous, nous n’avons guère progressé depuis Montherlant. C’est même tout le contraire : sur ce point, comme sur tant d’autres, nous avons régressé. Nous n’avons jamais été aussi infantilisés qu’aujourd’hui. Il est même paradoxal de voir les enfants considérés comme des adultes et les adultes systématiquement traités comme des enfants au nom d’un sacro-saint principe de précaution.

Beaucoup de suicides ne sont dus qu’à un bref instant de lucidité. Pour ne pas mourir idiots, il nous reste Causeur (hommage à la patronne) et quelques livres d’auteurs comme Muray, Cioran, Annie Le Brun et, maintenant, Bruno Lafourcade. Je n’oublierai pas mon maître en psychiatrie, Thomas Szasz, dont Michel Foucault tenait l’œuvre, à juste titre, comme supérieure à la sienne, car il alliait à l’érudition et au goût de la provocation un humour digne de Karl Kraus, auquel il avait d’ailleurs consacré un livre. Œuvre immense donc que celle de Thomas Szasz, qui s’achève à sa mort, à quatre-vingt-dix ans, par un essai dont le titre est déjà tout un programme : The Prohibition of Suicide : The Shame of Medecine. Que n’est-il traduit en français ![/access]

Septembre 2014 #16

Article extrait du Magazine Causeur



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