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Le vilain petit cognac

Préférence internationale


Le vilain petit cognac
Vieux et rare cognac Borderies, déniché chez une veuve centenaire. Un élixir de méditation, à déguster comme un parfum. / Hannah Assouline

Alors que les amateurs du monde entier se délectent des infinies finesses du cognac, les Français le délaissent bêtement au profit du whisky. Attention, l’abus de haine de soi est dangereux pour les papilles. 


« Le whisky est le cognac du con. »

Pierre Desproges

« What a nice cup of tea ! »

La reine mère Elizabeth d’Angleterre (1900-2002), un peu titubante, après avoir dégusté de vieux cognacs chez Hennessy en 1980.

Le cognac, un remède de marin

Avant de devenir l’un des alcools les plus célèbres du monde, le cognac fut d’abord un remède d’apothicaires destiné aux vieux et aux mélancoliques. Née au début du XVIe siècle, sous François Ier (natif de Cognac), à partir des vins blancs de Charente produits autour de La Rochelle, cette nouvelle eau-de-vie devint très vite la coqueluche des négociants flamands qui commerçaient vers l’Angleterre et toute l’Europe du Nord. Mais ce furent surtout les marins qui l’adoptèrent, voyant en elle une alternative hygiénique à l’eau croupissante et porteuse de germes qui stagnait au fond de leurs navires. Si Jacques Cartier a découvert le Canada, c’est donc, aussi, un peu, grâce au cognac ! Ainsi que le raconte le grand historien du monde rural Marcel Lachiver : « Aujourd’hui, quand vous buvez un vieux cognac, vous recherchez quelque chose de spécial, ses nombreux arômes. Mais à l’époque, au XVIe siècle, vous vouliez juste de l’alcool. Le marin sur son bateau manœuvrant des cordages quinze heures par jour, tous les jours, recherchait le coup de gnôle fortifiant, pas autre chose. »

97 % de notre production part à l’export

L’histoire récente du cognac et la manière dont les Français l’ont délaissé au profit du whisky illustre assez bien, de façon insoupçonnée, ce rapport finalement assez sado-maso que nous entretenons avec notre pays.

« Là où il y a du cognac, il y a de la culture. » L’auteur de cette phrase est un pur Texan, Kyle Jarrard. Né en 1955, ce journaliste à l’International Herald Tribune (devenu International New York Times) est un jour tombé amoureux d’une Charentaise et, par la même occasion, du cognac, auquel il a consacré un livre de référence : Cognac, la saga d’un esprit (Le Croît vif, 2007). Comme l’autre grand Texan, le chef d’orchestre et claveciniste William Christie, fondateur des Arts Florissants en 1979, à qui la France doit la redécouverte de sa propre musique baroque injustement oubliée (Lully, Rameau, Charpentier et Couperin), Kyle Jarrard s’est heurté à ce mur de la « haine de soi » qui, en l’occurrence, nous pousse à dénigrer ce que nous sommes. Comment comprendre ainsi que la France se soit détournée de son alcool le plus noble et le plus évocateur de sa civilisation, au profit de « l’eau de feu » avec laquelle les Yankees éliminèrent les Indiens peaux-rouges parqués dans des réserves ?

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Le cognac, de fait, nous n’en buvons plus, puisque 97 % de notre production part à l’export. Depuis quelques années, une mode est même apparue chez les bobos : whisky-fromage. Une fois de temps en temps, pourquoi pas ? Un whisky tourbé de l’île de Jura, en Écosse, se marie assez bien avec un bon salers aux arômes de noisette. Mais à la longue, c’est un peu fatigant ! Pendant ce temps, 72 millions de bouteilles de cognac s’en vont chaque année aux États-Unis où cet alcool est bu depuis plus de deux siècles, notamment par les Noirs, pour qui le whisky a toujours été le symbole de l’alcool des Wasps (« blanc, anglo-saxon et protestant »). Les soldats noir-américains découvrirent le cognac en France en 1917 puis en 1944. Entre ces deux dates, Joséphine Baker fut son porte-étendard dans les milieux du jazz et du music-hall à Broadway. Plus récemment (le phénomène a été relaté des centaines de fois) ce sont les rappeurs du Bronx qui, dans les années 1990, ont fait exploser les ventes de cognac aux États-Unis, en vantant les mérites de Courvoisier, Rémy Martin et Hennessy dans plus d’une cinquantaine de tubes (signés Busta Rhymes, P. Diddy, Jay Z et Pharrell Williams).

Victime collatérale de la Deuxième Guerre mondiale

Comparées aux 980 millions de bouteilles de whisky vendues chaque année dans le monde, auxquelles il faut ajouter l’équivalent en vodka, sans oublier les 460 millions de bouteilles de gin et les 385 millions de bouteilles de tequila, nos 110 millions de bouteilles de cognac pèsent peu !

C’est en 1944 que les Français découvrent vraiment le whisky, apporté en masse par les GI, en même temps que le blue-jean, le chewing-gum, le be-bop, les playmates et les romans de Chandler (traduits par Boris Vian). Depuis, leur engouement pour « l’eau de survie » des Celtes (uisge beatha) n’a pas cessé ; notre pays consommant aujourd’hui 200 millions de bouteilles par an, soit 10 % du marché mondial ! Une aubaine pour Thierry Bénitah, le directeur général de la Maison du whisky, fondée à Paris par son père en 1956 à partir des stocks laissés par les soldats américains. « Les Français, nous dit-il, sont devenus des amateurs passionnés, aux goûts très hétéroclites, capables d’apprécier aussi bien les single malt (distillés exclusivement à partir d’orge malté provenant d’une seule distillerie) que les blend (réunissant des whiskys de malt et de grain de provenance et d’âge différents), les bourbons (whiskys américains à base de maïs), que les scotchs, sans oublier les exceptionnels whiskys du Japon, mais aussi d’Inde et de Taïwan. »

Thierry Bénitah est un homme influent. Sa maison est devenue une institution, au même titre que La Grande Épicerie de Paris ou La Maison du chocolat. La clientèle des beaux quartiers y afflue, le samedi, en quête des flacons les plus rares (on les appelle « collectors »), comme ce Glen Grant de 1948, à 4 890 euros la bouteille, de même que les étudiants des Langues O’ avides de s’offrir les derniers fleurons de chez Yamazaki, la plus ancienne distillerie de single malt de l’archipel nippon, fondée en 1923, et actuellement propriété du géant Suntory. (Ses 16 alambics fonctionnent sept jours sur sept, toute l’année, on est loin de l’artisanat de grand-papa !)

Le whisky est plus consensuel

« Le whisky, estime Thierry Bénitah, réussit l’exploit, contrairement au cognac, d’être consensuel, car cette eau-de-vie réconcilie toutes les classes d’âges et toutes les classes sociales. » Incidemment, rappelons toutefois que cette victoire du whisky sur le cognac doit beaucoup à l’aveuglement, pour ne pas dire la bêtise, de l’État français, lequel ne trouva rien de mieux que de taxer lourdement le cognac dès 1983, l’impôt sur chaque bouteille s’élevant à 45 % de son prix de vente (soit huit euros sur une bouteille vendue 18 euros chez le caviste) : pas étonnant, dès lors, que les ventes se soient effondrées de moitié dans les années 1980 ! La loi Évin, qui interdit que l’on parle d’alcool à la télévision, même sous un angle culturel, acheva le processus de destruction, nos vignerons et nos distillateurs étant considérés à peu de chose près par l’administration française (qui les persécute) comme des trafiquants de drogue.

« Le spectre aromatique d’un grand whisky, poursuit Thierry Bénitah, est aussi beaucoup plus large que celui d’un cognac, avec des notes de bois, de fleurs, de fruits, d’épices, de tourbe et de goudron. On ne trouvera l’équivalent dans aucune autre eau-de-vie. La qualité de l’orge, de l’eau, des fûts (ceux-ci peuvent avoir hébergé du bourbon, du xérès ou du sauternes), de l’alambic et du climat entre en jeu, sans oublier le talent du “master blender”, qui est le nez de la distillerie et son juge suprême. »

Il n’est bien sûr pas question ici pour nous de chercher des noises à cet éminent personnage qui, en l’occurrence, a parfaitement le droit de promouvoir ses produits d’importation au détriment de notre pauvre petite eau-de-vie de paysans charentais. Mais, s’agissant du niveau de complexité aromatique pouvant être atteint par ces deux spiritueux concurrents, on nous permettra de ne pas partager l’avis de Monsieur Bénitah.

« Il n’existe pas au monde d’eau-de-vie plus subtile, fine, complexe et envoûtante »

Le chef gascon Alain Dutournier, du Carré des feuillants (deux étoiles au Guide Michelin), est certainement notre cuisinier le plus cultivé, et sa collection de plus de 1 000 cognacs et armagnacs de tous âges passe pour être la plus importante de Paris. Il parle de cette passion : « Il n’existe pas au monde d’eau-de-vie plus subtile, fine, complexe et envoûtante qu’un vieux cognac de Grande Champagne, par exemple cet Hennessy de 1956, un joyau au parfum d’épices, de violette, de beurre frais et de bois de rose qui laisse son empreinte dans le palais pendant des heures… Il doit en rester quelques fûts. Le whisky est un bon tonifiant qui vous requinque en deux temps, trois mouvements. J’aime bien l’utiliser en cuisine, par exemple pour faire un persillé de saumon et de raie, au chou-fleur et au brocoli, que je nappe d’une fine gelée de whisky tourbé d’Écosse. Les notes fumées du whisky se marient merveilleusement avec le poisson. Mais pour ce qui est de la dégustation pure… Il n’y a pas photo ! Le cognac est une boisson de méditation qui ne se livre pas d’un coup, c’est un compagnon de soirée, riche, mais pas exubérant, capable d’embellir votre solitude ou de vous pousser aux plus grandes audaces envers l’être aimé. » À Montreuil-sur-Mer, Alexandre Gauthier, le jeune chef de La Grenouillère (situé en pleine cambrousse, dans un paysage de rêve), met quant à lui un point d’honneur à ne servir que du cognac à l’apéritif, pur ou en cocktail, avec du gingembre frais, du citron vert, du concombre, de la limonade et des glaçons, pour la plus grande joie de ses clients anglais.

La vérité est que l’art du whisky relève avant tout de la fabrication hors-sol : que l’on soit en Irlande, en France ou au Japon, il suffit d’avoir de l’eau, des céréales (généralement en provenance d’Ukraine), des levures, un alambic et quelques fûts. Pas très compliqué. On pourra insister tant qu’on veut sur la qualité des fûts ayant contenu du xérès andalou, sur la pureté de l’eau de source, ou même sur la tourbe chargée d’apporter des notes fumées : on n’en demeure pas moins dans un processus industriel assez simple dans lequel le mystère et la poésie n’interviennent pour ainsi dire pas. Allez donc visiter le Speyside, en Écosse, où sont concentrées les plus grandes distilleries du pays, type Glenfiddish et Aberlour. Le paysage y est digne de la Ruhr.

On peut faire du whisky partout sur le globe, on ne peut faire du cognac qu’à Cognac !

À Cognac, en revanche, le raisin (l’ugni blanc et la folle blanche) est cultivé sur place et, chez certains petits producteurs comme Paul-Jean Giraud, à Bouteville, toujours récolté à la main. À la différence de l’orge, du blé, du seigle et du maïs que les producteurs de whisky importent du monde entier, ce fruit exprime un terroir singulier, celui de la brumeuse Charente, dont les sols en craie de plus de 150 mètres de profondeur et vieux de plusieurs dizaines de millions d’années sont composés de créatures du Jurassique et du Crétacé. Avec le temps, c’est cette craie qui va donner au cognac sa minéralité, sa droiture, sa fraîcheur et son élégance. Bref, on peut faire du whisky partout sur le globe, on ne peut faire du cognac qu’à Cognac !

Pour Kyle Jarrard, la force du cognac, c’est le temps. « À Cognac, on sait attendre. C’est la seule manière de faire un bon produit », disait Jean Monnet (1888-1979) qui était négociant en cognac. Alors que les vieux millésimes de whisky écossais ont quasiment disparu, et qu’on sait à Taïwan vieillir artificiellement cette eau-de-vie, la Charente peut se prévaloir de conserver dans ses chais des centaines de millions de bouteilles, dont les plus anciennes remontent à 1810. En visitant sur place plusieurs domaines familiaux, où le cognac est encore distillé au feu de bois, trois semaines durant, au mois de décembre, de 4 h 30 du matin à 21 h 30, comme chez Dudognon, à Lignières-Sonneville, ou chez Ragnaud-Sabourin, à Ambleville, j’ai été fasciné par la faculté de ces hommes et de ces femmes de se projeter dans le temps. « Chaque année, m’ont-ils dit, nous fabriquons un cognac qui sera vendu par nos enfants ou même nos petits-enfants, dans trente, quarante ou cinquante ans ! Et le cognac que nous vendons aujourd’hui a été produit et stocké par nos grands-parents et nos parents. » Lenteur. Silence des chais. Patience. On est loin de la consommation immédiate ! De fait, un grand cognac, issu des meilleurs terroirs de Grande Champagne, autour de Segonzac, ne révèle ses parfums floraux et boisés qui persistent longtemps en bouche qu’au bout de 40 ans, qu’il passe dans ces caves humides couvertes de moisissures noires qui prospèrent au contact de la « part des anges », l’alcool qui s’évapore continuellement des fûts.

A l’étranger, « les gens cultivés passent du whisky au cognac »

À défaut de posséder leur propre domaine viticole, certains négociants, comme la maison Delamain, à Jarnac, distillent les vins achetés auprès des vignerons et procèdent aux assemblages de leurs distillats, selon une science qui leur a valu l’admiration de tous : un fût de 1964 donnera chez eux 320 bouteilles qui, en quelques heures, seront vendues une fortune en Russie et en Suisse. D’autres se comportent plutôt comme des antiquaires, comme le jeune Guilhem Grosperrin, à Saintes, qui depuis 1999 « traque » la riche veuve et les ventes aux enchères afin de mettre la main sur des fûts oubliés contenant de fabuleux cognacs hors d’âges, à la couleur ambrée, au nez de rancio, de violette, de cuir, d’orange, de bois de cèdre et de cigare. Les meilleurs restaurants gastronomiques se fournissent chez lui. Surtout, quand on connaît l’inflation des prix des whiskys japonais, on est ébahi de voir que, chez Paul-Jean Giraud, un cognac de 1959 n’est vendu que 92 euros, ce qui est hallucinant, vu le temps de garde et le merveilleux équilibre que recèle ce flacon !

Alors qu’en Russie, en Chine, en Inde et aux États-Unis, les gens cultivés passent du whisky au cognac – car « boire un cognac est devenu une marque de standing social, observe Kyle Jarrard, une manière de se rattacher à une vieille et riche histoire, celle de la France » –, les Français ont accompli le chemin exactement inverse en passant du cognac au whisky. Est-ce un symptôme de notre vassalisation ?

Plus comiquement, voulant imiter les acteurs américains qui s’envoient leur verre de whisky cul sec, histoire de bien se brûler la gorge, nous avons oublié qu’un spiritueux ne se boit pas à grandes lampées, à la John Wayne, mais à petites gorgées, en se humant comme un parfum, dans un verre approprié ; de forme tulipe, de préférence, conçue pour bien concentrer les arômes. Il n’y a pas le feu au lac.

Talleyrand, à cet égard, se permit un jour de faire la leçon à Napoléon qui ne savait trop quoi faire de son verre de cognac : « Sire. On prend son verre dans le creux de la main, on le réchauffe, on l’agite en lui donnant une impulsion circulaire, afin que la liqueur dégage son parfum. Alors, on le porte à ses narines et on le respire. – Et alors ? demanda l’Empereur, légèrement irrité. – Et alors ? Lorsque nous avons fini de boire, nous posons notre verre… et nous conversons. » Le cognac ou l’art de la conversation.

Novembre 2017 - #51

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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