Christophe Guilluy : «60 % d’exclus»


Christophe Guilluy : «60 % d’exclus»

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Causeur. Du projet gaulliste de régionalisation en 1969 à la réforme territoriale de François Hollande en passant par les lois Deferre de 1982, quel bilan tirez-vous des quatre décennies de décentralisation ?

Christophe Guilluy. La question des institutions – nationales ou locales – est si souvent l’objet de récupérations politiques qu’elle ne permet pas de débats de fond. Le dernier projet de réforme territoriale est arrivé juste après les européennes, comme si le redécoupage de la France en grandes régions allait répondre aux difficultés sociales et culturelles du pays. Cette opération de diversion n’a pas de sens ! Malgré quarante ans de décentralisation, la distance entre les citoyens et les institutions, entre le peuple et les élites est restée la même, car on ne fait que substituer un jacobinisme régional à un jacobinisme étatique.

L’application de la réforme Hollande-Valls ne permettrait-elle pas, cependant, de réduire les inégalités entre les territoires, qui renforcent ce sentiment d’éloignement ?

Bien au contraire !  La réforme Valls structure la France autour des grandes métropoles (Paris, Lyon, Bordeaux, Toulouse, etc.) et des grandes régions, dirigées par les cadors de la politique française, aux dépens des territoires les plus fragiles socialement et économiquement. Les zones  économiquement les plus fortes seront mieux dotées en pouvoir politique que les territoires de la « France périphérique », des espaces ruraux, des petites villes et de certaines villes moyennes : avec l’élimination des départements, c’est la France des invisibles qui va être éliminée au niveau institutionnel ! La logique aurait voulu au contraire qu’on renforce cette France oubliée pour réduire sa fragilité économique et sociale.

Les départements et les conseils généraux sont-ils vraiment indispensables ?

Oui, et ils le sont d’autant plus là où la question sociale prend de l’importance.[access capability= »lire_inedits »] Il n’y a qu’à observer la carte de l’abstention, parfaitement calquée sur la France périphérique. Sur ces territoires délaissés, les départements sont pratiquement les seules institutions qui tiennent encore debout : ils constituent la seule visibilité institutionnelle et politique de certaines populations. Aujourd’hui encore, on écoute un président de Conseil général. Qui s’intéressera à ce que dira un président d’intercommunalité ! Ce n’est donc pas un hasard si les élites ironisent sur l’attachement de beaucoup de gens à des institutions désuètes : elles aimeraient bien voir disparaître et les gens et les institutions !

En attendant, cette réforme n’en redistribue pas moins les cartes du jeu politique. Aussi suscite-t-elle un débat qui est moins une bataille droite/gauche qu’un affrontement entre métropoles riches et France périphérique, notamment celles des départements ruraux…

Exactement. Le discours des élus socialistes des départements ruraux avec lesquels je travaille se situe aux antipodes des positions du PS parisien. Ils savent que le modèle métropolitain mondialisé qui est celui de la réforme Valls ne s’applique pas à leurs territoires. Il est absurde de croire que des territoires comme le fin fond de la Nièvre vont irriguer les grandes métropoles en main-d’œuvre. Lorsque les élus locaux réfléchissent au maillage économique de leurs territoires, à la différence de l’Élysée et de Matignon, ils partent du bas, des territoires et des populations,  et non pas des besoins des métropoles. Le contre-modèle qu’ils essaient d’inventer s’inspire de la réalité économique et sociale sur le terrain. La guerre politique entre la France d’en haut et la France d’en bas a déjà commencé. Je ne sais pas quelle forme elle prendra,  ni quel mouvement la portera, mais elle traverse les grands partis. Dans les territoires périphériques, la radicalité monte très fortement.

Le mouvement des Bonnets rouges est-il symptomatique de cette radicalité croissante ?

C’est un bon exemple. Le mouvement des Bonnets rouges n’est pas parti des grandes villes de l’ouest, comme Rennes ou Nantes, mais de la Bretagne intérieure. Sa géographie est parfaitement calquée sur la carte de France des fragilités économiques et traduit une certaine tendance à l’immobilisme résidentiel. Quand vous perdez un emploi en Bretagne intérieure, vous n’avez pas les moyens de vous installer à Rennes ou à Nantes en vendant votre maison. Cette perte de mobilité explique largement la radicalité sociale, notamment chez les jeunes. Avant, en période de crise, les régions touchées par les fermetures d’usine voyaient partir les jeunes vers les grandes villes. C’est de moins en moins vrai aujourd’hui. Les élites sociales bretonnes ont pris ce phénomène en compte et cela a donné les Bonnets rouges.

Cela signifie-t-il que, dans ce conflit entre Paris et la France périphérique, la lutte des classes est dépassée ?

Absolument, puisque le patron et l’ouvrier participent côte à côte à ce mouvement. Tous deux ont compris que la France périphérique, qui rassemble 60% de la population, restait à l’écart du dynamisme des grandes métropoles, ce qui pose un vrai problème d’intégration économique, culturel et identitaire pour les espaces concernés. À Paris, le ministère de la Ville a récemment publié une nouvelle « carte de la pauvreté » qui révèle un début de prise de conscience. L’État semble vouloir en finir avec une politique tournée exclusivement vers les grands ensembles urbains où se concentrent les populations immigrées. Quand on regarde de près les points d’inégalités sur la carte, on retrouve toutes les petites villes où le FN a fait d’excellents résultats. Pour le dire vite, on va peut-être enfin intégrer les « petits Blancs » à la politique de la ville. Mais il faudra attendre pour observer des effets concrets dans la vie des gens.

Les nouvelles fractures françaises n’opposent donc plus l’ouvrier au patron, mais le « petit Blanc » aux immigrés ?

Ce clivage existe mais il ne dit pas tout car l’essentiel, c’est en réalité le degré de mobilité géographique. Le principal clivage oppose aujourd’hui  nomades et sédentaires. Si l’on dessine la carte des mobilités sociales et résidentielles, on distingue une France hyper-mobile −  grosso modo les métropoles dans lesquelles se concentrent cadres et immigrés − et tous les autres espaces qui forment la « France des sédentaires ». Parmi les sédentaires, on trouvera  les membres des élites locales, mais surtout une majorité des catégories populaires. À l’avenir, cette dimension culturelle ne fera que s’accroître, car on migrera de moins en moins. Je crois que la figure du nomade, y compris de l’immigré, va s’effacer en France et dans le monde. Le sédentaire incarnera de plus en plus la réalité anthropologique.

Quelle serait l’échelle institutionnelle pertinente pour répondre à cette re-sédentarisation des Français ?

La question de l’échelle me semble accessoire. Il faut être pragmatique et chercher l’efficacité économique et sociale : une région peut être pertinente dans un contexte et  totalement inopérante dans un autre. Par exemple, cela me paraîtrait assez cohérent que la métropole du Grand Paris corresponde à la région Île-de-France. On a là une métropole à l’échelle de la région. Si Jean-Paul Huchon détenait un vrai pouvoir politique, il rebaptiserait la région Île-de-France « Paris-Métropole ». En revanche, si vous prenez Lyon-Métropole et la région Rhône-Alpes, le problème se pose différemment : c’est un cas typique de région vidée de sa substance économique par une métropole. Dans ce cas précis, mieux vaudrait fusionner le département du Rhône et la métropole lyonnaise puisque celle-ci est à l’échelle du département.

Pour encore plus d’équité entre les territoires, faut-il aller plus loin et en finir avec les grandes métropoles, comme Paris ou Lyon, qui concentrent la richesse ?

Non, ce serait stupide de vouloir se débarrasser de zones qui créent les deux tiers du PIB français ! Paris, Lyon, Toulouse et quelques autres font fonctionner le pays. Renforçons plutôt les métropoles pour en faire des territoires performants à l’échelle mondiale. Dans le même temps, nous devrions essayer d’inventer un modèle politique fort pour les autres territoires qui ne peuvent pas être de simples « annexes » des métropoles, quitte à renforcer les compétences des départements. Il faut renforcer − et non pas supprimer − les institutions existantes pour penser le développement de ces territoires.  Et s’il faut atteindre une masse critique pour peser à l’échelle mondiale, il n’y a qu’à regrouper les 22 régions en une seule qu’on appellera « France » ![/access]

*Photo : Hannah.

Eté 2014 #15

Article extrait du Magazine Causeur



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