Qui aime bien châtie bien


Qui aime bien châtie bien

chatiment amour fouet

L’humour étant aujourd’hui une denrée quasiment disparue (l’omniprésence des humoristes professionnels constituant le revers paradoxal de la médaille et le symptôme du mal, à la façon de la fièvre), on se demande combien d’imbéciles liront au premier degré L’art de battre sa maîtresse, réédition cocasse dont les coupables (le Cherche-Midi) prennent soin, sur la quatrième de couverture, de préciser tout de suite que c’est, au choix, un « exercice de rhétorique », une « farce » ou une « provocation » ; précaution prudente, pour s’éviter les foudres des féministes et la réprobation sentencieuse de la Ministresse des droits de la femme, qui pourrait être facilement scandalisée (être scandalisé est aujourd’hui le cœur de la fonction ministérielle).

Paru en 1768, ce petit livre a pour titre exact Dissertation sur l’usage de battre sa maîtresse, ce qui n’est pas tout à fait la même chose ; un titre plus précis encore aurait été Défense de l’usage de battre sa maîtresse, puisque Pierre-Jean Grosley, l’auteur, s’y emploie à justifier par tous les moyens possible cet aimable passe-temps qui consiste à fustiger celle qu’on aime (c’est-à-dire celle avec qui on trompe son épouse), art qui est selon lui la marque irréfutable des siècles raffinés. De fait, il relit l’histoire entière à partir de ce critère : « Je divise, relativement à la morale et aux progrès de l’esprit humain, tous les siècles possibles en trois classes. Dans les siècles barbares, on n’aimait point, quoiqu’on battît : dans les siècles mitoyens, on aimait, mais on ne battait plus : ce n’est donc que dans les siècles polis qu’on a pu battre sa maîtresse ».

Précisons tout de suite, pour épargner à ce pauvre Grosley l’accusation infamante de sexisme, que l’art pour ces dames de battre leurs amants lui est tout aussi cher, et on ne doute pas qu’il aurait pu écrire le même livre à l’envers, si l’on ose dire ; mais, comme il le précise galamment dans ses notes, « j’ai cru qu’il était de la politesse de céder aux dames le partage le plus avantageux ». Quant à la façon de faire, ce n’est pas vraiment son sujet ; on ne trouvera pas dans cette Dissertation de conseils pratiques ni d’éléments sur la bonne façon de bastonner ou de donner le fouet, mais plutôt des exemples pris chez les Romains et diverses considérations plus ou moins philosophiques sur la nécessité pour bien vivre de battre et se faire battre de temps à autres.

Mais qui était donc ce Grosley à l’esprit si vif, et aux tours si habiles ? Michel Delon nous en dit tout ce qu’il faut savoir dans sa savante préface, notamment que ce contemporain de Diderot et d’Alembert, né en 1718, mort en 1785, fonda à Troyes une académie fantaisiste, qu’il remporta la deuxième place au fameux concours de Dijon qui en 1750 couronna Rousseau (sur « le progrès des sciences et des arts »), qu’il collabora à L’Encyclopédie (article « Roise », tome XIV) et, entre autres marottes curieuses, qu’il s’ingénia à promouvoir les patois locaux et la liberté de chier publiquement dans la rue. Tout ceci, précise Delon, est évidemment à inscrire dans la tradition érasmienne de l’éloge paradoxal ou plus lointainement dans celle de l’Humble proposition de Jonathan Swift. On n’en aurait pas douté une seconde, pas plus qu’on n’hésitera à offrir alentour ce joli petit livre à la présentation soignée (couverture en carton rigide, cahiers cousus), qui pourrait donner des idées à certaines lectrices (ou certains lecteurs), fera rougir les prudes (pas seulement des joues) et verdir les pisses-froids. La bastonnade colore le monde, c’est dire si le nôtre en a besoin.

L’art de battre sa maîtresse de Pierre-Jean Grosley (Cherche-Midi)

*Photo: COLLECTION YLI/SIPA. 00298037_000006



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