Pas de slogans, pas de pancartes, pas de service d’ordre: seulement une sono, des corps en transe et des nuits qui n’en finissent pas. Pour le journaliste Arnaud Idelon, que Le Monde nous présente également comme « fêtard professionnel » et « programmateur culturel », la rave est peut-être le dernier bastion de la contestation politique. Mais, sérieusement, le dancefloor peut-il vraiment remplacer la rue?

Un samedi soir au fin fond d’une friche industrielle, des centaines de jeunes — et de moins jeunes — se pressent sous un hangar décrépi. Pas de tribune, pas de pancarte, pas de discours. Juste une sono, des lumières stroboscopiques, une basse qui cogne, des corps en transe. À première vue, rien de politique: c’est une fête, une parenthèse hors du réel. Et pourtant, selon Arnaud Idelon dans son essai Boum boum. Politiques du dancefloor, la rave et ses déclinaisons festives constituent peut-être l’espace de contestation le plus vivant de notre époque.
Car la rave n’obéit pas aux codes de la manifestation traditionnelle. Là où la manif défile entre Bastille et République, encadrée par les syndicats, ritualisée, saturée de slogans convenus, la fête techno se déploie dans l’illégalité ou la semi-clandestinité. Elle invente ses propres règles, ses propres lieux, sa propre temporalité. Elle brouille les frontières entre le public et le privé, entre le politique et l’intime. Là où la politique institutionnelle se meurt d’ennui, le dancefloor pulse encore.
Le politique par les corps
Ce qui fait la force d’une rave, ce n’est pas un programme électoral ni un manifeste idéologique. C’est la puissance des corps. Les danseurs, souvent anonymes, anonymisés même dans l’obscurité et le vacarme, expérimentent un rapport collectif inédit : égalité des corps, effacement provisoire des hiérarchies sociales, fusion des différences. Là, sur la piste, peu importe votre diplôme, votre métier, votre capital culturel: ce qui compte, c’est votre capacité à tenir la cadence. Une forme d’utopie égalitaire se réalise, ne serait-ce que le temps d’une nuit.
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À l’inverse, la manifestation classique repose sur la visibilité et la mise en scène de l’opinion: pancartes, slogans, médias. Elle exige une hiérarchie (services d’ordre, porte-parole, orateurs). La rave, elle, fonctionne à rebours: pas de chef, pas de discours, pas d’orateurs. Une démocratie sans logos, mais saturée de rythmes.
La nuit contre le jour: la fête comme insoumission
Idelon insiste sur un point : la fête est par essence politique parce qu’elle suspend le temps ordinaire, celui du travail et de la contrainte. Le dancefloor incarne une rébellion contre le « jour », contre le temps réglé de l’économie, contre l’agenda des puissants. Là où la société vous dit : « sois productif, sois utile, sois sage », la rave proclame : « sois libre, sois fou, sois autre ».
Il n’est pas indifférent que ces fêtes soient pour la plupart nocturnes et illégales. Elles cherchent des marges, des interstices, des zones hors contrôle. En cela, elles rejoignent les « zones autonomes temporaires » chères aux penseurs libertaires : des bulles de liberté qui ne durent qu’un instant, mais qui marquent les esprits.
De la subversion au marketing: la rave récupérée
Mais ce pouvoir subversif n’est pas sans ambiguïté. D’abord parce que la fête peut basculer dans la démesure : drogues, excès, accidents. Ensuite parce que, comme toujours, ce qui naît dans la marge finit souvent récupéré par le centre. Le dancefloor underground des années 90 est devenu aujourd’hui un produit culturel rentable. Les festivals électro attirent des sponsors, des collectivités locales, des marques de bière. Le « boum boum » de la subversion devient vite une machine à cash.
De ce point de vue, la rave ne fait pas exception : comme le rock ou le punk avant elle, elle finit absorbée par le marché. On peut même dire que son potentiel politique s’évapore à mesure qu’elle devient un « produit culturel » labellisé par les pouvoirs publics.
Ce que la rave dit au départ — « sortons du système » — se renverse en son contraire : un grand spectacle validé et financé par le système.
Danser n’est pas gouverner
Alors, la rave est-elle plus politique qu’une manif ? Oui, si l’on considère le politique comme ce qui bouscule les habitudes, ce qui invente du commun, ce qui crée des formes inédites de vivre-ensemble. Oui, si l’on mesure la puissance de cette communion des corps contre la froideur bureaucratique des cortèges syndicaux.
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Mais non, si l’on pense le politique comme la capacité à durer, à transformer le réel, à inscrire une revendication dans les institutions. La rave est fulgurance, pas réforme. Elle est intensité, pas programme. Elle ouvre des brèches, mais elle ne bâtit pas de murs.
En vérité, elle dit quelque chose de notre époque : la difficulté à inventer des formes politiques durables. Les jeunes Français ont peut-être encore l’énergie de danser, mais plus celle de construire. Ils savent encore refuser par leurs corps, mais plus imposer par leurs idées. Ils cherchent des extases immédiates, mais ils peinent à imaginer tout horizon commun…
Une politique en creux
Peut-être faut-il alors prendre la rave pour ce qu’elle est : un symptôme. Elle nous rappelle que les citoyens, surtout les jeunes, veulent encore du collectif, veulent du rituel, veulent de l’intensité. Mais qu’ils ne la trouvent plus dans les partis, ni dans les syndicats, ni dans les institutions. Alors, ils vont la chercher ailleurs : dans ces hangars, dans ces champs envahis, dans ces nuits sans fin. À cet égard, oui, la rave est peut-être politique — non pas parce qu’elle propose un projet, mais parce qu’elle révèle un manque. Elle montre ce que la démocratie officielle ne sait plus offrir: une expérience sensible de communauté. C’est à ce titre que le dancefloor fait vraisemblablement trembler la République plus sûrement qu’un cortège place de la Bastille… Et c’est pour cela qu’il mérite, au moins le temps d’un livre, d’être pris au sérieux.
205 pages

