Pas facile d’être un père, même d’une fille sage dans une ville tranquille. Minée par les réseaux sociaux, les messageries instantanées et des comportements collectifs parfois dangereux et imprévisibles, la vie d’une ado nécessite une vigilance constante. Témoignage.
L’autre jour, alors qu’Isa faisait du lèche-vitrine avec ses copines dans un centre commercial près de Paris, l’employée d’une agence de publicité l’a accostée. « Mademoiselle, que diriez-vous de poser pour la campagne d’une grande marque de lingerie ? » lui a-t-elle demandé. Quoique flattée, la lycéenne a poliment refusé. Pas question de laisser des photos d’elle en sous-vêtements s’étaler sur les abribus !
Isa, c’est ma fille aînée, et je dois dire que je suis assez fier d’elle. Comme on l’a compris, elle est très jolie, sans que cela l’ait rendue prétentieuse ni paresseuse. Plutôt bonne élève, elle s’entend bien avec sa petite sœur et a entamé depuis quelques mois une crise d’adolescence très supportable, qui consiste principalement à écouter à tue-tête, dans sa chambre située au premier étage de notre pavillon de banlieue, ce rap français qui plaît tant à la jeunesse de notre pays.
A lire aussi, Pierre Vermeren: Paumé comme un jeune en France
Ajoutez à cela qu’Isa ne supporte pas l’alcool et qu’elle ne fume pas, et vous comprendrez peut-être pourquoi sa mère et moi, d’un naturel confiant, sommes peu sévères avec elle, si ce n’est pour lui interdire d’utiliser son smartphone la nuit. Afin d’éviter toute tentation, l’appareil est dûment déposé chaque soir à 22 heures sur une table au rez-de-chaussée. Que demander de plus à une enfant si sage ?
Nos illusions de quiétude parentale ont toutefois récemment disparu. Il y a trois mois environ, nous retrouvons un soir notre fille en pleurs, sans raison apparente. Que s’est-il passé ? Le lendemain, sa meilleure amie me donne le fin mot de l’histoire : en notre absence, une demi-douzaine de jeunes du lycée a débarqué en hurlant à notre domicile pour demander à Lisa des comptes suite à son flirt avec un garçon de sa classe. Oui, vous avez bien lu. Sans doute inspirés par l’esprit néopuritain de l’époque et par le culte contemporain de la transparence, les jeunes gens ont estimé avoir un droit de censure sentimentale sur leur camarade ! Laquelle a courageusement refusé de courber l’échine ? Certes au prix de graves déconvenues. Préférant se conformer à la réprobation générale, la moitié de ses amis ne lui adressent désormais plus la parole. « Il ne me reste que le bon grain », philosophe-t-elle.
Pour la consoler, un mois plus tard, à l’occasion de son quinzième anniversaire, nous lui proposons d’organiser une fête à la maison tandis que nous irons dîner dehors. Seule contrainte : pas plus de vingt invités et fin des réjouissances à minuit. Erreur funeste… Le soir venu, alors que nous sommes à table avec ma femme dans un restaurant japonais à cinq minutes à pied, mon téléphone sonne. C’est notre voisine. « Il y a au moins une centaine de jeunes devant votre portail ! » s’écrie-t-elle. Nous quittons sur-le-champ l’établissement pour regagner à la hâte notre logis. Sur place, quatre officiers de la BAC, intervenus en urgence, sont déjà en train de disperser, avec calme et fermeté, la horde juvénile.
Sitôt les troubles terminés, je remercie vivement les policiers et demande à Isa, catastrophée, comment une telle masse humaine a pu déferler si vite. Plusieurs de ses hôtes, m’explique-t-elle, ont innocemment partagé des images de la soirée sur les messageries instantanées. De quoi donner immédiatement à tous les gamins désœuvrés des alentours des envies de « projet X » – c’est ainsi que l’on appelle une rave-party sauvage quand elle a lieu dans une résidence particulière laissée sans surveillance.
Le lendemain, la sœur d’Isa me montre des vidéos prises quelques heures plus tôt chez nous, et qui circulent à présent sur les réseaux sociaux. On y voit qu’au moins cinquante jeunes étaient parvenus à s’incruster dans notre salon, où, serrés les uns contre les autres, ils se sont mis à sauter sur place en éructant : « Chargez ! Chargez ! » De mon temps, on appelait cela un « pogo » et on réservait ce genre de débordements aux concerts de rock. Aujourd’hui, ils ont manifestement encore plus de saveur quand ils se déroulent chez Monsieur Tartempion.
Quelques jours après, lorsqu’Isa me fait part de son intention de se rendre à la Fête de la musique à Saint-Germain-en-Laye, je lui donne mon accord, mais en la prévenant toutefois que, échaudé par ses mésaventures récentes, j’y assisterai aussi. Le 21 juin au soir, me voilà au cœur de la ville natale de Louis XIV, envahie par la foule.
Alors que le soleil se couche et que ma fille écoute un guitariste amateur enchaîner sous un lampadaire les reprises de Téléphone, mon attention est attirée par un groupe de jeunes qui, dans un coin beaucoup plus sombre, improvise un pogo – encore un ! Soudain, au milieu de la cohue, composée quasi exclusivement de mineurs de moins de 15 ans, une explosion retentit, suivie d’un départ de fusée d’artifice, qui achève son vol à quelques mètres seulement dans un auvent. Heureusement le projectile, tiré par quelque imbécile prépubère, n’a blessé personne, ni déclenché d’incendie. Mais on a frôlé la catastrophe.
A lire aussi, Jeremy Stubbs: Les hommes, ces indésirables
Cet incident me confirme que je suis un père trop irresponsable et que je dois contrôler davantage ce que fait ma fille lorsqu’elle se déplace en terrain inconnu. Aussi, quand, la semaine suivante, Isa me demande la permission d’aller au festival Solidays, qui se tient chaque année à l’hippodrome de Longchamp, je lui indique que, cette fois encore, je rôderai dans les parages.
Aux Solidays, je constate vite que la sécurité est garantie. Le ticket coûte cher (129 euros pour trois jours), ce qui maintient toute une population à l’écart. L’ambiance s’apparente en somme à celle des JO de Paris. À la nuance près toutefois que le public n’est pas fouillé à l’entrée. Résultat, certains peuvent se glisser dans l’enceinte avec des objets dangereux, tels ce jeune homme qui, durant la prestation sur scène du chanteur Leto, allume sous mes yeux un fumigène, avant d’être prestement appréhendé par deux énergiques vigiles, qui désactivent aussitôt l’engin.
En observant ce dénouement heureux, j’arrive à la conclusion que, pour mon propre bien-être, le mieux serait de prier ma fille de se borner, du moins jusqu’à sa majorité, à s’amuser dans des événements payants de ce type et d’éviter les rassemblements populaires. Que ce soit en matière d’enseignement (mes enfants sont inscrits dans des écoles catho) ou de divertissement, le privé me semble décidément la formule la mieux indiquée pour ma progéniture.





