Antonioni écrivain : «Je commence à comprendre»


Antonioni écrivain :  «Je commence à comprendre»

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Soyons honnêtes, Antonioni, pour nous, ce fut d’abord Monica Vitti. Monica Vitti dans L’éclipse, Monica Vitti dans L’aventura, Monica Vitti dans La notte, Monica Vitti dans Le désert rouge. Aragon trouvait que « Vézelay, Vézelay, Vézelay, Vézelay. » était le plus bel alexandrin de la langue française ; nous, nous préférons « Monica Vitti Monica Vitti Monica Vitti ». On ne s’en est jamais remis, touché par la grâce efficace de cette silhouette blonde au visage corrégien qui traversait en petite robe noire la nuit romaine, les années soixante et notre cœur d’adolescent cinéphile. Oui, le cinéma d’Antonioni, c’était d’abord ce corps-là si présent, si évident que nous pouvions bien oublier notre léger ennui snob à regarder ce que tout le monde nous présentait comme « les chefs d’œuvre de l’incommunicabilité ». Nous ne comprenions pas grand chose, à vrai dire et si nous avions revu plusieurs fois Le désert rouge par exemple, c’était pour cette manière dont Monica Vitti étirait les manches d’un pull en cachemire afin de recouvrir la paume de ses mains, dans ce geste mélancoliquement sensuel qu’ont les filles frileuses ou inquiètes.
Et puis on vieillit et les perspectives s’inversent. [access capability= »lire_inedits »]

Et l’on comprend que si on a trouvé Monica Vitti si belle, c’est grâce à Antonioni. Bien sûr, elle est belle sans Antonioni mais c’est Antonioni qui donne à la beauté de Monica Vitti un sens, qui a pu comprendre de cette beauté qu’elle serait la seule à pouvoir incarner ce qu’il avait à dire. C’est grâce à Antonioni que nous avons appris à regarder Monica Vitti avec un œil neuf, une Monica Vitti désemparée dans ces non-lieux de la modernité que le cinéaste cartographiait avec quarante ans d’avance : salles des marchés où s’abolit le réel dans une fièvre abstraite, nouveaux quartiers aux luxueuses résidences impersonnelles, villes portuaires anonymes entre chantiers et usines. Et à chaque fois, le désert de l’amour au cœur du couple, ce désert qui prenait en ce temps-là une dimension nouvelle, celle de « la perte de tout langage adéquat aux faits » comme aurait pu le dire Guy Debord.
Alors, forcément, nous nous sommes jetés sur « Je commence à comprendre » qui vient de paraître aux éditions Arléa et qui recueille en moins de soixante-dix pages des fragments, des notes et des aphorismes d’Antonioni sur plusieurs décennies. Autant vous prévenir tout de suite, voilà un petit texte qui risque fort de vous hanter, que vous aimiez ou non son cinéma. Dans cette plaquette parue à l’origine en 1999, Antonioni se révèle un grand, un très grand écrivain. Il est vrai que Rimbaud n’a eu besoin de guère plus d’espace pour recréer le monde. Antonioni, contrairement à ses personnages, trouve à chaque instant le langage « adéquat aux faits ». Peut-on imaginer résumé plus clair de son esthétique que dans l’aphorisme suivant : « Peu importe qu’il dise des mensonges, on voit plus clair en lui quand il ment que lorsqu’il dit la vérité. ». Et comment ne pas voir ici en filigrane le personnage de courtier joué par Delon dans L’Eclipse ?

La forme courte demande une vraie virtuosité qui offre les mêmes joies que le poème, la même déstabilisation heureuse du sens. Antonioni maitrise impeccablement cette technique : « J’ai souvent le désir de me venger mais ils sont tous en vacances. » Des croquis d’atmosphère à l’esthétique toute chinoise avec ciels, fleurs, brumes et oiseaux voisinent avec de brefs portraits d’actrices, hélas pas celui de Monica Vitti mais, par exemple, de la toute jeune Brigitte Bardot pressentie à seize ans pour un rôle dans Les Vaincus : « Elle est jolie, éveillée, désinvolte, très française, malgré sa mère et une grand-mère italienne. Elle enlève son chemisier, enfile son pull, le retire, remet son chemisier. Elle fait tout avec une désarmante candeur immorale mais de façon si naturelle que j’ai honte de mes pensées, décidément trop italiennes. »
On aimera aussi et surtout, pour finir, dans Je commence à comprendre, cette énergie froide des désespérés quand ils sont des créateurs, cette joie terrorisée d’être au monde, et cette élégance qui n’exclut pas une forme d’humour décalé parce qu’il n’y a pas, au bout du compte de vraie génie sans un certain sourire : « Depuis des années, je ne crie plus. L’autre jour, je suis allé au milieu d’un champ et je me suis mis à hurler. Je croyais être seul, mais un vieux qui n’était pas trop loin s’est approché et m’a offert un bonbon. » [/access]

Je commence à comprendre de Michel Angelo Antonioni (traduction de Jean-Pierre Ferrini, Arléa).



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