La sortie en DVD et Blu-ray (Pyramide Vidéo) des films d’Andreï Zviaguintsev permet de découvrir l’œuvre d’un réalisateur qui dénonce l’effondrement de son pays, la Russie. Avec un sens aigu de l’esthétique, il dépeint une société minée par la loi du plus fort. Il vit aujourd’hui en exil.
Une énorme pelleteuse hydraulique s’attaque à la démolition d’une maison, sur un promontoire au bord de la mer de Barents : c’est le dénouement de Léviathan (2014), chef-d’œuvre du cinéaste russe Andreï Zviaguintsev. Ce plan-séquence de génie n’est pas filmé de l’extérieur, mais de l’intérieur du bâtiment : les mâchoires d’acier de la bête mécanique dévorent l’édifice comme un alien fonçant à pleines dents sur sa proie. Vitrages, sols, parois implosent sous les coups de boutoir de la machine, jusqu’à l’anéantissement. Une allégorie ? Sans aucun doute. Mais de quoi ? Rétrospectivement, toute la filmographie de cet artiste exceptionnel mérite d’être relue au prisme de l’ébranlement de la « Maison Russie » dont la guerre en Ukraine figure le prodrome inquiétant. Son cinéma en palpe les tumeurs, en diagnostique les maux, en anticipe les dérives d’un œil quasi clinique.
Avec Sokourov et Serebrennikov (à Cannes cette année avec Zhena Chaikovskogo [La Femme de Tchaïkovski], puis à Avignon avec Le Moine noir de Tchekhov), Zviaguintsev est l’un des plus grands cinéastes russes actuels, même s’il n’a réalisé que cinq longs-métrages. Mais quels films !
Fils répudié de la Russie postsoviétique
Le réalisateur du Retour (2003), puis du Bannissement (2007) se situe dans la filiation de Tarkovski (1932-1986) : même goût pour les grands espaces, même célébration de la nature, même plastique contemplative, même faveur pour une hygrométrie généreuse. Mais Tarkovski accompagne – et annonce – le naufrage de l’URSS, quand Zviaguintsev est le fils répudié de la Russie postsoviétique. En ville, à la campagne ou dans la périphérie urbaine, c’est avec un soin maniaque qu’il ancre ses plans dans la réalité tangible des saisons et de l’époque. Y sourd néanmoins, omniprésente, la hantise d’un passé à jamais perdu : photos d’aïeux, d’enfance, en vignettes…
Dans Léviathan, Kolia, garagiste, habite cette belle maison en bois surplombant la baie, que son grand-père occupait déjà aux aurores de la révolution bolchevique. Menacé d’expulsion par la mairie, il appelle à son aide un avocat moscovite, ancien camarade de conscription. Peine perdue, le juriste tombe dans un guet-apens tendu par l’édile local, barrique en surpoids imbibée de vodka, en collusion affairiste avec le pope, un tartuffe dont les prêches sur la Vérité tombée du Ciel exhalent la cuistrerie. Quand s’achève le film, la maison éventrée de Kolia a cédé la place à… une église flambant neuve. À l’évidence, la fable cinématographique préfigure l’actuel soutien de l’Église orthodoxe au régime de Poutine, sous la férule de son chef Kirill, patriarche de Moscou « et de toutes les Russies ». Pronostiquée par Zviaguintsev, cette montée en puissance du clergé cautionne aujourd’hui l’intervention sur le sol ukrainien, au nom de l’« unité spirituelle » des « peuples frères ».
Elena, qui date de 2011, traduit une autre intuition. Il y peint crûment l’âpreté des rapports de classes dans la société russe contemporaine. Installé dans le superbe appartement high-tech d’un quartier résidentiel, Wladimir, riche homme d’affaires, déshérite brusquement Elena, son infirmière épousée en secondes noces, au profit de son enfant d’un premier lit, jeune moscovite oisive, capricieuse et cupide. S’estimant trahie, la sainte babouchka morganatique (à qui il vient, en outre, de refuser les subsides qui auraient permis à son petit-fils d’échapper à l’armée) se mue en empoisonneuse et dépouille sa victime du testament spoliateur. Nulle idéalisation pour autant de la condition prolétaire. Chez Zviaguintsev, la tribu ancillaire, éthylique et navrante, tapie dans son clapier suburbain, se signale par sa paresse et son effronterie. Le dénouement du film en donne la mesure : le magot capté, Elena et les siens migrent dans l’appartement du nanti envoyé ad patres, pour y reproduire leur sordide promiscuité. Là encore, cynisme, veulerie, vénalité traversent de part en part le spectre social. Zviaguintsev l’avouait dans un entretien au Figaro en 2012 : « Quel que soit le statut social, c’est le matérialisme qui prime aujourd’hui. L’argent est la seule mesure. Il n’y a pas d’autre morale et, pour s’en sortir, on est prêt à tuer. Cela va plus loin que la revanche d’une classe sur une autre et l’idée de voler son voleur. Il s’agit d’une cupidité profonde, intériorisée et généralisée. »
Sorti en 2017, Faute d’amour demeure à ce jour l’ultime opus d’un créateur désormais éloigné de sa Russie natale. Faute d’amour, justement ? Ce pourrait être l’intitulé générique d’une œuvre qui doit tant à Dostoïevski. Et à Bergman dont, juste après Elena, Zviaguintsev envisageait de tourner le remake de Scènes de la vie conjugale – projet avorté. Les tourments de la famille sont un tropisme essentiel de son cinéma : grossesses non désirées, avortements, couples déchirés, enfants mal-aimés, violences conjugales, quête du Père, figure antagoniste qu’il faut tôt ou tard sacrifier… Moderne hétaïre, la mauvaise mère vindicative de Faute d’amour crée l’irréparable.
Faute d’amour est, historiquement parlant, le plus « daté » des films de Zviaguintsev. Le cinéaste en a expliqué la raison dans un entretien donné au Monde en 2017 : « Le premier jour que l’on voit à l’écran, lorsque l’enfant sort de l’école, est le 9 octobre 2012. L’épilogue du film se situe le 1er février 2015, deux ans et demi plus tard. On est en pleine guerre d’Ukraine et, pendant les trente mois qui se sont écoulés, la société russe a changé. L’automne 2012, c’est le moment des grandes manifestations contre Poutine, le moment où le pouvoir russe commence à se refermer, à prendre des mesures pour bloquer toute velléité de manifestation. En 2015, on voit le résultat de tout ça, les sanctions européennes et américaines ; on est en guerre avec un voisin qui nous est très proche. » Zviaguintsev avait tout vu venir.
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