Alain Finkielkraut, le guetteur mélancolique


Alain Finkielkraut, le guetteur mélancolique

Alain Finkielkraut

Innombrables les lecteurs et les auditeurs qui de semaine en semaine, et souvent de jour en jour, suivent ses interventions passionnées. Il s’est donné la charge de considérer notre présent français politico-social et culturel dans des interventions passionnées mais toujours soignées et écrites, inventives et spirituelles, même dans le feu de la parole et du débat, pour lequel il se documente, rassemblant autour de lui notes et citations pertinentes et qui font penser, répliquant à ce qui lui semble faux ou trompeur. Ainsi est-il devenu une sorte de guetteur public inquiet, et qui fait état, avec sincérité ou en renonçant à la pudeur, de son inquiétude tout autant que de ses convictions : « Mon for intérieur, écrit-il, est occupé jusqu’à l’épuisement par une controverse très vive entre l’optimiste et le pessimiste », même si le pessimiste en lui donne souvent l’impression d’avoir le dessus. Le rassemblement de ses chroniques des deux dernières années – avec des notices qui restituent leur contexte – permet utilement d’en juger dans le calme de la lecture et, je crois, de nuancer un peu cette impression en considérant la conception de l’Histoire qui motive ou sous-tend ses diverses réactions et en prenant la mesure du courage qui l’anime et le soutient, lorsqu’il s’exprime à contre-courant de façons de penser ou de dire, que par lassitude ou indifférence on est trop souvent enclin à laisser passer, voire à adopter: ainsi quand il résiste à la tentation de condamner vertueusement François Hollande pour ses fredaines privées, et qu’il argumente de façon répétée en faveur de l’essentielle  distinction entre vie privée et vie publique, si souvent menacée.[access capability= »lire_inedits »]

Son champ d’intervention est au croisement de l’actualité et des ressources de la culture. L’actualité : les déclarations ou décisions des uns et des autres (dirigeants, journalistes, experts, juges), telles qu’elles s’expriment dans les médias et suscitent polémiques ou controverses plus que débats, affrontements dans lesquels l’indignation et la colère fournissent à ces mêmes médias un aliment apte à rassembler des spectateurs (plus que des lecteurs). Les questions d’actualité s’imposent et changent au fil des jours, mais avec des constantes, car ce témoin engagé opère un tri en fonction de son souci propre : l’éducation et la tentation qu’elle connaît de sacrifier l’héritage culturel à des impératifs égalitaristes ; la progression de l’incivilité ; les dérives du journalisme enclin à empiéter sur la vie privée aux dépens des affaires publiques ; la guerre déclarée par les islamistes à la liberté d’expression et de critique, et aux Juifs ; le destin de la nation française et de sa population (thème de son livre précédent, L’Identité malheureuse) ainsi que des nations européennes menacées de voir effacer leur identité.

La culture : ce sont les livres, les œuvres des écrivains et des penseurs, lorsqu’elles relancent la réflexion ou l’appuient, qui lui donnent une portée plus durable que celle de la changeante actualité. On voudrait dessiner ou imaginer en quelques traits la bibliothèque de Finkielkraut, celle dans laquelle il puise pour soutenir ses positions ou relancer sa verve : Hannah Arendt (celle des Origines du totalitarisme ou de La Crise de la culture) et derrière elle Heidegger (j’y reviendrai) ; Vassili Grossman (Vie et destin, Tout passe) ; ces derniers temps Péguy dans la solitude de ses combats, relayé par Camus, celui des interventions publiques comme celui du manuscrit retrouvé du Dernier Homme ; et ses romanciers favoris, qui sont aussi, à travers leurs fictions, des analystes : Milan Kundera ou Philip Roth, dont il dit drôlement, et avec amertume, qu’il est chaque année « le non-lauréat du prix Nobel » de littérature. Et derrière eux Montaigne, le penseur que l’atrocité des guerres de Religion conduit à douter de la validité de ses propres convictions.

À la fin de ma lecture, je suis convaincu pour l’essentiel, et j’admire. Puis je me reprends, je m’en veux d’avoir été emporté.

J’admire la vigilance, la présence d’esprit, l’éloquence – les trouvailles, qui font mouche. Quand, par exemple, déplorant la tendance au nivellement dans le système éducatif et la suspicion jetée sur l’excellence, il ironise sur ce dont sont suspectés les bons élèves – qui par leur talent individuel bénéficieraient d’un « piston interne » ou seraient coupables d’un « délit d’initié » !

Là où je lui donne aussi pleinement raison, c’est quand il s’en prend de façon répétée à l’anachronisme des slogans et des agendas politiques, comme si, pour certains dirigeants et militants, les horloges étaient restées bloquées aux années 1930 : l’antifascisme quand il n’y a plus de fascisme (et quand on a l’expérience de la supercherie de l’antifascisme, qui masquait l’indulgence coupable envers le totalitarisme soviétique, cf. François Furet, Le Passé d’une illusion, et Jean-François Revel proposant plaisamment à un « militant » de ce genre, sur un plateau de télé, de lui indiquer où établir commodément un maquis, et ajoutant : « Mais je ne pourrai pas vous fournir l’armée allemande ») ; le féminisme outrancier ; l’égalitarisme sans frein. Quant aux nations européennes, si riches de leurs cultures et de leur histoire, et dont les affrontements furent si meurtriers, je comprends son souci de les voir risquer de s’oublier elles-mêmes. De même pour l’éducation dans les collèges et lycées, qui n’a pas su se démocratiser sans renoncer à certaines de ses exigences. Et cela ne vaut sans doute pas que pour les matières littéraires, mais tout autant pour les sciences exactes. Dans ces domaines, la vigilance de Finkielkraut est salutaire.

A-t-il pour autant raison de fonder sur ces problèmes le diagnostic d’un sombre « tournant historique » ? L’Histoire, écrit-il, est présente dans la réflexion d’aujourd’hui sous deux formes (p. 9) : « le recueil d’exemples » et « la marche du Temps », assimilée à la vision progressiste. Mais l’Histoire n’est-elle pas tout autre chose? Ainsi ce que les Européens ont récemment éprouvé dans la survenue d’événements imprévus (l’effondrement du système soviétique, les crises financières, l’émigration de masse, le terrorisme islamiste dans le monde et en France même) : événements qui dessinent moins un sens qu’ils ne manifestent combien le réel échappe aux systèmes de pensée. Je sais que c’est justement l’un des axes de sa réflexion, qui s’emploie, dans les polémiques contre la gauche ou contre l’antiracisme d’aujourd’hui, à rappeler les droits de la réalité. Mais cette intention me semble s’égarer quand elle s’en prend à « l’époque », vue sous l’angle « historial », c’est-à-dire heideggérien, celle d’un « déclin » qui selon Heidegger marque l’histoire de l’être. Heidegger : la question n’est pas, comme une analyse placée au centre du livre l’explique, de savoir si on peut encore le lire après les Carnets noirs (noirs à plus d’un égard), mais si son diagnostic sur le moderne et la « technoscience » peut nous éclairer. Et je trouve faible l’argument d’autorité selon lequel, puisque Levinas a continué d’estimer sa pensée, on peut faire de même ; d’autant que Levinas n’a pas connu ces Carnets, et que Finkielkraut ne craint pas de critiquer le désir qu’a Levinas d’« apercevoir les hommes en dehors de la situation où ils sont campés ».

Dès lors, quel est le sens du « tournant historique » actuel sur lequel Finkielkraut veut nous alerter ? Ce ne peut guère être qu’une manifestation supplémentaire, plus catastrophique encore peut-être, de l’égarement dans lequel l’Occident serait engagé depuis… Platon ? Descartes ? Depuis l’avènement, donc, de la « technoscience » (technoscience dont je ne pense pas que du mal).

Ce qui fait défaut à une telle perspective, c’est sans doute une direction de pensée si présente chez Hannah Arendt, auteur qui lui est chère : une attention à l’événement, ouverte à ce qu’il recèle de surgissement du désir de liberté, toujours actif même quand l’oppression semble sans limites et sans espoir : ce qui a permis à Arendt de reconnaître la grandeur de la révolution hongroise des conseils de 1956 par exemple, quand intellectuels et ouvriers ont vu, sans l’avoir prévu, surgir d’entre eux une nouvelle organisation sociale et politique apte à tenir en échec le pouvoir stalinien : cela n’a duré que quelques semaines, certes, mais non sans influencer l’avenir historique de l’Europe et finalement le destin de l’Union soviétique. De même, comment réduire la lutte pour les droits de l’homme, qui anime par exemple des milliers de Chinois asphyxiés par un pouvoir accroché à son monopole, et découvrant quel est leur pouvoir propre, individuel et collectif, au « droit-de-l’hommisme » dont Finkielkraut se fait une cible facile, et qui n’est qu’une posture française parmi tant d’autres ? L’Histoire n’est pas que l’occasion de vérifier que le « déclin » est en marche. Elle est – malgré en effet les catastrophes présentes et à venir – l’émergence de l’altérité et du nouveau, dans l’action comme dans la pensée, dans la pensée par l’événement, un nouveau que la réflexion ne peut faire advenir à elle seule, mais qu’elle peut se préparer à accueillir.

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est auteur de L'âme bridée. essai sur la Chine aujourd'hui (Le Bruit du temps, 2014) et d'une préface à la réédition de Claude Lefort, Un homme en trop. Réflexions sur L'Archipel du Goulag (Belin/poche, 2015).

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