Accueil Culture Alain Finkielkraut sur l’affaire Millet : « ce que ne peut pas la littérature »

Alain Finkielkraut sur l’affaire Millet : « ce que ne peut pas la littérature »


Alain Finkielkraut sur l’affaire Millet : « ce que ne peut pas la littérature »

Alain Finkielkraut

Cyril Bennasar[1. Le titre de cet entretien est une référence à celui d’un ouvrage rassemblant, sous une forme écrite, une sélection des meilleures émissions « Répliques » de France Culture parmi celles consacrées à la littérature. Ce que peut la littérature, sous la direction d’Alain Finkielkraut, Stock, 2006.]. L’essai de Richard Millet intitulé Éloge littéraire d’Anders Breivik a déclenché plusieurs types de réactions : certains ont critiqué et réprouvé, d’autres (comme Annie Ernaux et Tahar Ben Jelloun) sont allés plus loin, en réclamant une action collective des écrivains Gallimard pour obtenir son éviction. On assiste là à un nouveau type de chasse aux sorcières, où ce n’est plus le pouvoir qui censure, mais des écrivains qui viennent demander au pouvoir, en l’occurrence l’éditeur, la tête d’un des leurs. Qu’en pensez-vous ?
Alain Finkielkraut. Dans l’article qu’il consacre à cette affaire et qu’a publié le journal Libération, Michel Crépu cite cette phrase admirable de Bernard Delvaille : « Je n’ai jamais hué personne. » Je voudrais que l’on puisse dire cela de moi : je me désolidarise donc des écrivains qui demandent la peau de Richard Millet. Et je salue le courageux refus par Antoine Gallimard de satisfaire l’instinct punitif de ces grandes consciences. Mais l’aversion pour les épurateurs ne suffit pas. La critique de la critique ne doit pas m’exempter d’une appréhension et d’une évaluation du texte lui-même.

Justement, que vous inspire ce pamphlet, à commencer par son titre ? Peut-on faire un éloge, même « littéraire », de Breivik ?
Le titre Éloge littéraire d’Anders Breivik m’a exaspéré.[access capability= »lire_inedits »] J’ai bien pensé qu’il ne fallait pas le prendre pour un ralliement et que Millet recherchait la palme de l’opprobre, qu’il éprouvait une étrange jouissance à être l’écrivain le plus haï de France. Mais j’ai trouvé ce narcissisme enfantin et, en l’occurrence de très mauvais goût. Ensuite, je me suis dit : « Il y a peut-être littérature sous roche. » J’ai donc surmonté mon irritation première et j’ai voulu lire. Et voici le premier paragraphe : « Au moment d’entreprendre ce qui pourrait être un éloge littéraire d’Anders Breivik, je voudrais qu’on garde à l’esprit que je n’approuve pas les actes commis par Breivik le 22 juillet 2011 en Norvège. » « Je n’approuve pas » est une formulation déjà singulière. Son minimalisme n’est pas à l’échelle des actes commis. Il ne s’agit pas de « n’approuver pas » : ces actes sont ignobles. Mais bon, admettons.
Je lis la suite : « C’est pourtant sur ces actes que je me pencherai, frappé par leur perfection formelle, donc, d’une certaine façon, et si tant est que l’on puisse les détacher de leur contexte politique voire criminel, par leur dimension littéraire, la perfection, comme le Mal, ayant toujours peu ou prou à voir avec la littérature. » Et là, je suis accablé.

Dans un sens, Millet commente la tuerie d’Utoya comme s’il s’agissait d’une scène de film. Est-ce cela qui vous accable ? Qu’il juge la forme de l’acte, indépendamment de son atrocité morale ?
Il y avait, hélas, une certaine perfection formelle dans les attentats du 11 septembre. Ces Boeings qui s’écrasent contre les deux tours jumelles symboles du capitalisme américain, c’était un spectacle qu’on ne pouvait pas s’empêcher, au sein même de l’horreur, de trouver fascinant. Et certains ont cédé au vertige. On connaît le texte de Baudrillard sur la fulgurance inoubliable de ces images, on connaît moins l’éloge de Stockhausen : « Ce à quoi nous avons assisté est la plus grande œuvre d’art jamais réalisée. » Je suis révolté par ce rapport purement esthétique au 11-Septembre (le sens du beau ne doit pas faire de nous de petits Néron), mais je comprends ce qui l’a rendu possible. En revanche, je ne vois nulle beauté de l’horrible dans le carnage de l’île d’Utoya. Quant à dire que la littérature a à voir avec le Mal ou que le Mal a toujours peu ou prou à voir avec la littérature, c’est faire bon marché du XXe siècle. Le Mal, au siècle des camps, a perdu pour toujours son aura luciférienne. Et il est dommage pour Georges Bataille que celui-ci ne s’en soit pas aperçu. Pour revenir à Breivik, il est allé sur une île tuer, les uns après les autres, de pauvres adolescents à bout touchant. C’est seulement abominable. J’ai une trop haute idée de la littérature pour accepter de la voir compromise ainsi. Millet oppose implicitement littéraire à littéral. Je veux bien, mais la littérature ne doit pas non plus être une insulte au sens commun, ou au sens moral. Elle mérite mieux.
Au demeurant, le même qui « n’approuve pas », qui semble désapprouver du bout des lèvres le crime de Breivik, n’a pas de mots trop durs, quelques pages, plus loin contre le pauvre DSK, qualifié de « terroriste socialo-priapique ». Cela me rappelle une conversation avec Philippe Roth, qui disait, parlant du Théâtre de Sabbath et de son héros, un infréquentable obsédé sexuel, que le procès que lui faisaient certains critiques était ridicule. Au regard de la réalité du mal, les actes de Sabbath, c’était du « kid stuff » (« des jeux d’enfants »). « Éloge littéraire d’Anders Breivik » d’un côté, dénonciation du terrorisme priapique de DSK de l’autre : je suis trop attaché à la littérature et à ce que les mots veulent dire pour accepter cette différence de traitement.

Même si de nombreux aspects de ce texte vous consternent, n’y a-t-il rien dans ces dix-sept pages qui mérite selon vous d’être défendu ?
Si, et c’est justement parce que certains passages sont particulièrement bienvenus qu’on ne peut que se désoler de les voir mêlés à des propos aussi détestables. Je pense, par exemple, aux quelques lignes ironiques que Millet consacre à la littérature policière scandinave qui, immanquablement, donne au crime le visage d’un « souchien » raciste à l’innocence le visage d’un immigré et au Bien celui d’un farouche défenseur blanc du multiculturalisme. C’est ainsi que des auteurs renommé pour n’avoir pas froid aux yeux camouflent la réalité sous le grand mensonge de la bigarrure heureuse.

Aujourd’hui, en Occident, quand on condamne le terrorisme islamiste, on s’empresse de faire valoir la politique de l’excuse : « Ce qu’a fait Merah est abominable, mais…» Dans le cas de Breivik, on condamne unanimement le crime, et l’on s’empresse de nous dire qu’il n’y a pas de cause, qu’il n’y a qu’un schizophrène paranoïaque ou un raciste néo-nazi. Comment analysez-vous cette différence de traitement ?
Tahar Ben Jelloun a affirmé qu’on ne pouvait pas, sous prétexte de littérature, se mettre dans la peau d’un monstre. Or, il y a quelques mois, Le Monde a publié en première page de son supplément littéraire une fiction intitulée « Moi, Mohammed Merah », et l’écrivain Salim Bachi, déjà auteur de « Moi, Khaled Kelkal », est entré, pour le quotidien de référence, dans la tête du tueur. Il ne le justifiait pas, certes, mais il poussait l’empathie jusqu’à écrire : « Donnez-moi vos avions et je donnerai mon scooter. Donnez-moi vos bombes et je vous donnerai le pistolet avec lequel j’ai tué ces gamins pour venger d’autres gamins tués par des paras israéliens ou français c’est la même chose vu du trou sans fond où l’on se trouve. » Mohammed Merah n’a pas tué autant qu’Anders Breivik, mais ce n’est pas l’envie qui lui manquait, et je ne crois pas qu’il y ait des « monstres de gauche » dont la révolte, certes égarée, aurait quelque chose de compréhensible, et des « monstres de droite », dont le comportement serait purement tératologique. Je ne fais pas ce genre de distinction.

Mais comprendre n’est pas justifier. Même les actes les plus horribles ont des causes. Peut-on renoncer à les comprendre parce qu’elles sont moralement inacceptables ?
Il y a toujours des « causes » mais, dans la logique de l’excuse, la cause devient le coupable. Elle ne doit jouer ni pour les uns ni pour les autres, ni pour Merah, ni pour Breivik. Dans le cas du 11-Septembre, Télérama , certes, n’avait pas sombré dans l’esthétisme, mais avait titré « L’Amérique victime de son hyper-puissance ». La cause était le coupable. Ce n’était pas vrai alors et ce n’est pas vrai non plus pour Breivik. Ce n’est pas le progrès de l’islam ou de l’islamisme en Europe qui est le coupable des massacres d’Oslo et d’Utoya, ni une idéologie multiculturelle (qu’on est en droit en effet de critiquer). Il faut rester obstinément arc-bouté à la tautologie. Le coupable est le coupable. Dans tous les cas.

Le pamphlet de Millet est condamné par un grand nombre de gens qui sont en désaccord radical avec lui, mais il est également jugé contre-productif par ceux qui partagent sa critique de l’islam et du multiculturalisme. Or Millet déclare, dans une interview publiée récemment : « Quand je parle de manière diplomatique, personne ne m’écoute. » Si son objectif était de tirer un signal d’alarme, ne l’a-t-il pas mieux atteint par le scandale que par le silence qui entourait ses écrits précédents ?
Il ne s’agit pas d’être diplomatique. Il s’agit d’être précis et intransigeant. L’objectif de Breivik était aussi de tirer un signal d’alarme. Et bien sûr, il a atteint le résultat inverse de celui qu’il espérait. Il en va de même pour Richard Millet, qui, contrairement à ce que soutient Renaud Camus, a versé dans la pure provocation. Pour attirer l’attention, il a créé le scandale. Cette logique de l’outrance ne peut plus être celle de la littérature car elle fait le bonheur des médias. Et le bonheur aussi de la bien-pensance. Après cette sortie, il sera plus difficile encore à ceux qui ne veulent pas se laisser intimider par « le parti dévôt », comme dit très justement Millet, d’ouvrir la bouche. Ils seront immanquablement renvoyés, par sa faute, au massacreur de Norvège.
J’ajoute que c’est bien précisément parce que nous sommes inquiets, parce que nous subissons sans cesse le chantage à l’islamophobie quand nous essayons de regarder la réalité en face, que nous devons expressément non seulement prendre nos distances avec Breivik, mais aussi marquer la répulsion totale que son acte nous inspire.

Certes, mais quand Richard Millet déclare : « Il m’arrive d’être le seul Blanc à la station RER de Châtelet-Les-Halles et cela me gêne », ces propos provoquent aussi un scandale et une réprobation générale. Or, ne permettent-ils pas également une libération de la parole chez des gens qui vivent la même chose et que la bien-pensance condamne au silence ?
Ce n’est pas du tout la même chose ! Cela n’a strictement rien à voir. Richard Millet a pu dire cela à la télévision à plusieurs reprises, notamment chez Taddeï dans son émission « Ce soir ou jamais ». Il part de cette expérience pour réfléchir à notre situation. Parmi ceux qui l’entendent, certains sont choqués, d’autres sont intéressés. En tout cas, ils l’écoutent. Et si une telle phrase faisait scandale à hauteur de l’Éloge littéraire d’Anders Breivik, il me verrait entièrement à ses côtés. Car il est faux de dire que cette phrase est raciste. Mais avec son pamphlet, Millet a franchi un pas supplémentaire et il a donné à cette phrase un éclairage « breivikien » qu’elle n’aurait jamais dû avoir.

On a retrouvé, dans le texte que Breivik a laissé, votre nom et une référence à votre critique du multiculturalisme. Assumez-vous une part de responsabilité dans les dérives criminelles de certains de vos lecteurs ?
Non. D’ailleurs je ne suis pas certain qu’il m’ait lu, si ce n’est dans la traduction fautive de l’entretien que j’ai accordé au journal Haaretz et qui a fait le tour d’Internet. Du reste, je suis, fort heureusement pour moi, en excellente compagnie : Breivik ne cite pas Hitler, mais Churchill et John Stuart Mill. Il se prend pour ce qu’il n’est pas : un défenseur de la civilisation européenne.[/access]

*Photo : Hannah Assouline.

Septembre 2012 . N°51

Article extrait du Magazine Causeur



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Cyril Bennasar, anarcho-réactionnaire, est menuisier. Il est également écrivain. Son dernier livre est sorti en février 2021 : "L'arnaque antiraciste expliquée à ma soeur, réponse à Rokhaya Diallo" aux Éditions Mordicus.

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