
Dans une plaine pelée criblée de carcasses et d’arbres fracassés, maculée d’entonnoirs jusqu’à l’horizon, la petite troupe des fantassins lourdement harnachés, le casque bizarrement emmailloté de ruban adhésif bleu ou jaune, « poilus » souvent imberbes, s’enterrent dans des tranchées. Fracas d’artillerie, éclats, tirs sporadiques. Les blessés hurlent de douleur, dont on garrote avec les moyens du bord un bras, une jambe, avant de les évacuer, pourvu que le blindé salvateur arrive à démarrer dans la boue. Des macchabées en treillis gisent çà et là sous le bleu indifférent du ciel, dans le vacarme incessant des armes automatiques. On « bute » d’une brève rafale ou d’une grenade un type pris pour cible à moins de cinquante mètres de distance, en le traitant de « fils de pute ». Ou bien, après avoir froidement abattu son binôme, on déloge de son abri souterrain le dernier gus encore vivant, sous la menace de le liquider comme un chien s’il ne sort pas en rampant à plat ventre – hère hirsute, hébété, doublement captif car, pressé de questions, le mongol avouera ne pas savoir pourquoi on l’a envoyé dans cet enfer. D’un chaton recueilli au fond d’une cave, la brigade se fera une mascotte…
Village fantôme
Nous ne sommes ni dans un film d’archives colorisé de la Grande guerre, ni dans un jeu vidéo. Mais en 2023, sur le front du Donbass, côté ukrainien, capté en live par la caméra numérique HD collée comme une seconde peau à l’opérateur. La troisième brigade d’assaut dispute à l’ennemi le village d’Andriivka, en périphérie de Bakhmout, à deux heures de la ville de Kharkiv. Comme le territoire est entièrement miné, le seul moyen de reprendre Andriivka à l’adversaire, c’est de se couler dans l’étroit corridor forestier qui reste encore pratiquable.
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Paradoxe de cette guerre de tranchées « archéologique » par bien des traits, en ce que son spectacle visuel renvoie implicitement à l’imagerie de 14-18 tels que restituée par ces innombrables films d’archives vus et revus. Sinon qu’ici la menace des essaims de drones ou les mouvements de troupe sont repérés, en arrière du front, dans une casemate bardée d’informatique dont les servants s’activent devant un mur d’écrans, et informent les combattants de la brigade d’assaut en temps réel, eux-mêmes suréquipés de matériels de haute technologie. Ancien préparateur de commande, Fedya, 24 ans, est à la tête de ce petit commando qui finira par planter le drapeau ukrainien, un peu dérisoirement, dans Andriivka dévasté, village fantôme au cœur d’un paysage de fin du monde. À quoi bon ? En attendant, les mères pleurent leurs fils fauchés de bonne heure, dans une interminable procession de cercueils.
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Hécatombe quotidienne
Tout aussi saisissant que le film 20 jours à Marioupol, prix Pulitzer en 2024, ce deuxième volet, A 2000 mètres d’Andriivka, nous rapproche pas à pas d’un but évanescent, aux côtés de ces guerriers pleins d’une bravoure aussi attachante que dérisoire. De fait, à peu de temps de là, les Russes reprendront cette minuscule parcelle arrachée à l’ennemi au prix d’une hécatombe quotidienne. En quoi le film, sur le fond, semble décidément épouser l’approche américaine dans son appel à déposer les armes coûte que coûte. Car comme dit la chanson, « quelle connerie la guerre » !
À 2000 mètres d’Andriivka. Documentaire de Mstyslav Chernov. Ukraine, États-Unis, couleur, 2025. Durée : 1h51
En salles le 24 septembre 2025.




