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Egypte : où est le peuple ?


Egypte : où est le peuple ?

Un million de personnes sur la place de la Libération au Caire. C’est énorme. Mais ce million représente-t-il le peuple égyptien ? Si l’on ajoute aux manifestants du Caire ceux qui défilent contre Moubarak (seul dénominateur commun de la contestation) à Suez, Alexandrie et d’autres villes, même en arrivant à deux millions de protestataires actifs de pour tout le pays, ceux-ci peuvent-ils être considérés comme les porte-parole de plus de 80 millions d’Egyptiens qui, eux, restent à la maison ?

Mutadis mutandis, c’est la question que se posait la France cet automne: les trois millions de manifestants contre la loi sur les retraites représentaient-ils une majorité des salariés de ce pays ? La gauche répondait par l’affirmative, la droite, tout aussi mécaniquement, disait le contraire : bien malin qui sait où était la vérité…

Où est le peuple ? En Tunisie, on n’a pas eu à se poser ce genre de question parce que personne ne contestait le fait que la minorité qui battait le pavé portait les revendications d’une majorité passive. Mais en Egypte, les derniers développements rendent cette interrogation essentielle. En effet, à la surprise générale, il est apparu hier que certains Egyptiens ne souhaitaient pas le départ de Hosni Moubarak. Manipulés ? Payés ? Vendus, mouchards, policiers en civil, comme on l’affirme ici avec autorité ? Peut-être, qui sait ? A-t-on pris la peine de vérifier les identités et motivations de chacun de ceux qui campaient jusqu’à hier après-midi sur la place Tahrir ?

En tout cas, l’entrée en scène des « pro-Moubarak » a brouillé l’image du deus ex machina des intrigues révolutionnaires, plus connu sous le nom de « Peuple ». Y a-t-il rupture ou solidarité entre la base déshéritée et l’avant-garde éclairée ? Certains reportages font état de pauvres, de « petits », de mangeurs de foul et de pain baladi, qui ne veulent pas de cette révolution portée par des diplômés et des petit-bourgeois capables d’écrire des slogans en français et anglais. L’irruption, sur le terrain et sur nos écrans, de ces quelques dizaines de millions d’Egyptiens qui ne regardent pas CNN et ne lisent ni Libération, ni le Guardian, ni même Al Ahram vu qu’ils ne savent pas lire, devrait nous faire sortir de l’univers du western pour nous entraîner dans les imprévisibles méandres du réel. « Le peuple uni ne sera jamais vaincu », promet le slogan des révolutions latinos. Mais que se passe-t-il quand le peuple affronte le peuple ? Faut-il compter le nombre de têtes à chaque cortège ? L’expérience française de cet exercice de comptabilité devrait nous décourager.

S’il y a un vrai peuple et un faux, il faut qu’un personnage protège le premier et démasque le second. Ainsi, la neutralité de l’Armée, qui pas plus tard qu’avant-hier fraternisait avec le peuple, le vrai, devient-elle suspecte. Soudain, les bonnes âmes occidentales attendent d’elle qu’elle tire sur le peuple, enfin vous voyez ce que je veux dire, sur les collabos, l’anti-peuple – la populace ?

Où est donc le peuple ? De quel côté des barricades ? Dans la pièce nommée « Révolution », cet acteur a un rôle très précis à jouer et son nom est généralement orné d’une guirlande de lieux communs et métaphores rituelles. Le peuple est grand, le peuple s’éveille, le peuple a soif de liberté, le peuple a la mémoire longue, le peuple brise ses chaines, le peuple « fait trembler les tyrans et basculer l’Histoire » – il paraît que Laurent Joffrin en a encore un stock sous le coude pour ses prochains éditos. Quand les choses sont si compliquées, il est rassurant d’avoir des idées simples.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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