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Jean s’enterre


Jean s’enterre
Jean d'Ormesson.
Jean d'Ormesson
Jean d'Ormesson.

Jean d’Ormesson ? Mais pourquoi parler de lui ici – où l’on fait profession de penser ? Eh bien, parce que lui aussi, figurez-vous. Trente ans déjà que ce dindon avantageux m’énerve, et je suis poli. Si j’étais Jésus, je lui poserais volontiers la question : « Qu’as-tu fait de tes talents ? »

Je ne pense évidemment pas à ses talents littéraires, et pour cause : je ne parle que de ce que je connais. Non seulement je n’ai jamais écrit de roman, mais je ne trouve pas le temps d’en lire[1. En entier.]. Il s’agit ici des « talents » au sens de la parabole christique, plus vaste : l’ensemble des dons reçus par chaque homme de Dieu[2. S’Il existe.].

L’Ormesson qui m’agace, ce n’est pas l’auteur de ces fictions sans doute passionnantes, puisque mon épouse Frigide le dit. C’est le personnage public, son magistère social, son autorité morale et ce qu’il en fait : pas grand-chose en vérité, à part des postures calculées et des mines de vieille coquette. Le bougre est malin, mais comme un singe ; vif, mais comme un éclair de chez Ladurée ; pétillant, mais comme un mousseux débouché par Voltaire.[access capability= »lire_inedits »]

Les frères Bogdanov n’écrivent pas plus de conneries

Voyez son dernier bouquin, cette « Chose étrange » où il nous explique en 319 pages le comment du pourquoi de l’Univers, avec un esprit de synthèse qui blufferait Stephen Hawking et René Girard réunis. En fait de références, on songe plutôt ici aux frères Bogdanov qui, tout bien pesé, dans Le Visage de Dieu, n’écrivent pas plus de conneries.

Sauf que Jean, il a la classe ! La preuve : archétype de la haute bourgeoisie installée[3. Fauteuil n° 12 à l’Académie française, s’il vous plaît !], il n’en bénéficie pas moins d’une singulière complicité de la part des progressistes les plus énervés. Depuis un regrettable malentendu avec Jean Ferrat sur la guerre du Vietnam, il y a quarante ans, personne ou presque n’a haussé le ton contre lui[4. À part Hersant et Pauwels dans les années 1980, mais ça, ça l’arrangeait plutôt.].

Mieux : quand l’artiste s’improvise scientifique pour nous expliquer ce qu’on fout en ce bas-monde, ses spéculations copiées-collées sont aussitôt validées par un astrophysicien de renommée mondiale[5. Le Figaro, 2/9/10.]. Ce faisant, Trinh Xuan Thuan (car c’était lui !) ne risque pas non plus sa carrière : sur les débats abyssaux qu’il enjambe, d’Ormesson n’apporte rien de nouveau que lui-même, mais il l’apporte bien.

Reste qu’il faut vraiment être en rupture d’abonnement à Science&Vie pour gober l’indigeste compilation qu’il nous sert, même agrémentée d’exquises confidences (on allait écrire « mignardises »).

Poétiquement intitulé C’est une chose étrange à la fin que le monde, et sous-titré « roman » pour faire genre, ce bouquin se veut en fait le récit des aventures du monde des origines à nos jours et jusqu’aux fins dernières, rien de moins.

Encore Jean, modeste comme on le connaît, ne revendique-t-il pas pour lui seul la paternité d’une telle somme. Le titre, il le précise d’emblée, est d’Aragon. La problématique (« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »), de Leibniz et des Dead Pompidou’s. Les arguments, piqués un peu partout. Quant à la réponse, bien sûr, il n’y en a pas ; mais quand même, elle tourne autour de Dieu, « plus présent que moi dans ce livre ». Bel aveu pour un incroyant !

La seule chose que l’auteur revendique, en fin de compte, c’est cette appellation de « roman ». Dandysme ultime, sans doute, mais un tantinet ridicule à propos d’une « épopée cosmique »[6. Encore Le Figaro, même date.] où Jean jauge à sa mesure l’Univers, le Temps, le Sens et plus si entente. Au cœur de cette brique creuse, un seul message : nul ne saura jamais si Dieu existe ; mais Dieu sait que je suis cool !

Cornegidouille ! Après tout ce que je vous ai dit concernant d’Ormesson, j’aurais l’air con si je m’attardais sur son cas plus longtemps. Parlons donc de notre époque qui l’a fait roi, c’est-à-dire beste-selleur, doyen d’élection de l’Académie française, Grand officier de la Légion d’honneur et porte-parole de la bonne droite indifférentiste.

La première fois que j’ai eu affaire à cette race-là, ça s’appelait des giscardiens et ça voulait « accompagner le changement ». Une conception passive du pouvoir à laquelle Pompidou encore, conscient des devoirs de sa charge, s’opposait en affirmant : « Gouverner, c’est contraindre. »

Mais le temps passe et, contrairement à ce que prétendait Julien Clerc, ce n’est pas rien ! Je doute qu’au nom de la nation, quelqu’un voie encore l’intérêt d’être contraint, ou même gouverné. Voici venu le temps où tout se vaut ; où les chênes passent pour des glands, et inversement ; et où les intellectuels mêmes, las de se tromper, choisissent leurs erreurs sur plans. Logiquement, c’est l’heure du couronnement pour l’arriviste arrivé qui, depuis quatre-vingt-cinq ans, n’a jamais pensé qu’à ça – à part quelques extras.

Il avait vu juste, l’Ormesson. Avec le temps, la gauche utile a fini par rejoindre sa droite à lui, et  cette nouvelle drauche a un programme commun. Peu regardante sur les histoires de nation, d’Etat et de solidarités concrètes, elle se montre en revanche très à cheval sur les grands principes qui ne mangent pas de pain et ces petits détaux qui vous captent un électorat.

C’est son heure, et je le dis sans une once d’aigreur. Il faut quand même avoir un vrai don pour godiller délicatement, comme lui, en basses eaux métaphysiques, entre les écueils de la triste banalité (« Nous allons tous mourir ! ») et du joyeux paradoxe (« Il n’y a que les vivants qui meurent ! ») Tout ça pour conclure sur des considérations dignes d’une « tenue blanche » maçonnique de la grande époque : à l’en croire, notre héros serait le cygne agnostique dans une couvée de connards que leurs certitudes minérales de croyants ou d’athées empêchent de penser.

Mais faites-vous apporter les gazettes, mon Prince ! De nos jours, en Europe comme sur le Nouveau Continent, tout le monde est devenu agnostique comme vous. Mieux : la question même de l’existence de Dieu n’intéresse plus que les spécialistes…

Mais bon : si ça amuse encore M. d’Ormesson de s’amuser comme ça, pourquoi pas ? Son truc à lui, ça a toujours été de plaire, quoi qu’il en coûte en matière de fidélités intellectuelles ou autres. Certes, depuis une quinzaine d’années, il le confesse volontiers : le grand drame du vieillissement, pour lui, c’est la perte de l’appétence sexuelle.

Il faut bien que vieillesse se passe

Mais, comme disait ma grand-mère, « chaque âge a ses plaisirs ». Le stylo n’était-il pas, avant Onfray, un prolongement du pénis ? En bon darwinien, Jean s’est donc adapté : désormais, sur les plateaux télé, il ne regarde plus seulement les jolies jeunes femmes, mais aussi ses interlocuteurs. Il n’écoute toujours personne, en revanche ; à quoi bon ? Comme le regretté Marchais, il est « venu avec ses réponses ». Un simple assortiment de pirouettes, certes, mais qui semblent voler si haut que nul n’ose aller contre.

Et puis ce que les vraies gens écoutent surtout, c’est la petite musique de ce Jean-là, si bien accordée à son élégance naturelle. La manière familièrement altière dont il porte ses titres et son âge ; sa crinière d’un blanc éclatant, sans trace de triste jaune ni du mauve fatal ; ses beaux yeux délavés comme un jean Armani et ses tweeds coordonnés… Tout ça n’est-il pas, au fond, plus important que ce qu’il dit ?

Assurément ! Mais à ce tarif-là, pourquoi se moquer toujours du look de BHL ? Dans le genre Narcisse épanoui, la droite en plastique dispose elle aussi d’un modèle de compétition, prêt à tout,  plus que l’autre encore, pour renvoyer de lui un reflet positif. Il faut le voir, cet Immortel hors d’âge croulant sous les honneurs, balancer des gros mots à la télé pour faire le jeune-homme-vert et toujours rebelle.

Si ce jeu de rôle le distrait, grand bien lui fasse ! Il faut bien que vieillesse se passe… Mais de grâce, qu’il nous épargne ses grimaces simultanées de vieux sage, genre ermite du quai Conti ou stylite des plateaux télé. Si Jean a une chance d’entrer dans l’Histoire, ce sera comme l’incarnation parfaite du « secret » révélé à Malraux par son curé : « Il n’y a pas de grandes personnes. »[/access]

Octobre 2010 · N° 28

Article extrait du Magazine Causeur



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