Accueil Culture De Gaulle, encore une fois

De Gaulle, encore une fois


De Gaulle, encore une fois

Charles de Gaulle

Jean Monnet est honorablement connu. On dit de lui et l’on va répétant qu’il est le « père de l’Europe ». Après la Seconde Guerre mondiale, il imagina un accord demeuré fameux, relatif au charbon et à l’acier, annoncé sous les ors du somptueux salon de l’Horloge, quai d’Orsay, le 9 mai 1950, par Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, modifié et signé le 18 avril 1951 (CECA, Communauté européenne du charbon et de l’acier). Nous lui en sommes reconnaissants.

Au physique, M. Monnet ressemblait à un personnage de la IIIe République parfaitement à son aise sous la IVe. Il n’avait pas de temps à perdre. Il voyait ce qu’il voyait, et n’ignorait rien de ce qu’il savait. L’art de la conversation, très peu pour lui ! Mais une négociation, un accord, une entente, ou bien même une facture de cognac (il en vendait), tout cela lui inspirait confiance. Relativement aux choses de la politique, il était prudent, c’est-à-dire réaliste ou, si l’on préfère, centriste. Un centriste est un praticien de la branche erratique des mathématiques, par quoi l’on démontre que la circonférence est quelque part et le centre partout ailleurs.[access capability= »lire_inedits »]

Jean Monnet était un homme de bonne volonté

Au vrai, il n’éprouva de sentiment négatif qu’à l’endroit d’une seule personne : Charles de Gaulle ; mais alors de la haine, n’est-ce pas ? Elle lui souffla cette note, datée du 6 mai 1943, longtemps secrète, à l’attention du secrétaire d’État américain, Harry Hopkins, qui avait l’oreille du président Roosevelt : « Il faut se résoudre à conclure que l’entente est impossible avec [de Gaulle] ; qu’il est un ennemi du peuple français et de ses libertés ; qu’il est un ennemi de la construction européenne [et] qu’en conséquence, il doit être détruit dans l’intérêt des Français, des Alliés et de la paix. »

On ne se méfie jamais des hommes de la mesure et de la réconciliation. Mais que pouvait donc entendre un commerçant affable à ce soldat solitaire, un représentant visitant sa clientèle à ce chef-d’œuvre énigmatique nommé Charles de Gaulle ?

L’ordre de la chevalerie et le sens de la grandeur

Politique absolu, doublé d’un artiste barrésien, féodal corrigé par l’esprit républicain, son ordre fut de chevalerie. Et comme il maniait le paradoxe aussi bien que le mot d’esprit, ce désespéré total, qui ne se plaisait que dans la crise et l’inconfort, accéléra la modernisation de la France et, ainsi, l’installa à la pointe de la technologie la plus sophistiquée. Alors, bien sûr, il était plutôt austère et son épouse, aimante, attentive, discrète, symbolisait des vertus ménagères très éloignées de l’esprit du temps. L’ambiance élyséenne était compassée, ennuyeuse, grise. On dit que « Tante Yvonne » éteignait les lampes inutilement allumées, le soir, à l’Élysée ; et le couple de Gaulle payait l’électricité de la partie privée du palais.

En revanche, lorsqu’il s’agissait de la France, le général ne regardait pas à la dépense : « Versailles, il fallait le faire ; ne marchandons pas la grandeur », dit-il à André Malraux. Ce fut dans la galerie des Glaces que la République reçut Nikita Khrouchtchev, John Fitzgerald Kennedy et sa ravissante femme, Hassan II du Maroc. Malraux accéléra les travaux de restauration du Grand Trianon ; dans l’aile gauche logeaient les Excellences, Trianon-sous-bois étant réservé au président français. Il n’était point dupe des dorures, des stucs, de tout le grandiose appareil de la représentation prestigieuse, mais rien, non plus, ne devait paraître inférieur à son projet de renaissance de notre pays, humilié par la défaite de 1940, souillé par la Collaboration, vaincu à Diên Biên Phu, frileusement replié sous le parapluie américain.

Européen, pas européiste

Lui aura-t-on assez reproché son ombrageux souci d’indépendance et ses propos méprisants à l’égard d’une Europe « supranationale » qu’appelaient de leurs vœux le bon M. Monnet et ses condisciples, tels l’ineffable M. Servan-Schreiber et les doctes chroniqueurs aux cheveux taillés en brosse de L’Express ? De Gaulle, européen exigeant, convaincu, souhaitait l’avènement d’une solidarité qui n’abolît pas les génies nationaux. À la déferlante cynique, d’inspiration exclusivement marchande, il opposa l’Europe des nations, c’est-à-dire une addition de forces, mais non pas « une machine à broyer les libertés nationales[1. De Gaulle et les Français libres, Éric Branca, préface de Max Gallo, de l’Académie française, Albin Michel. On lira avec empressement le Dictionnaire amoureux de De Gaulle, par Michel Tauriac.] ». Il redoutait la confrérie des experts et des technocrates, tous professionnels des lois et des décrets qui entravent le mouvement des peuples. Il discernait, dans la diatribe bruyante de ses contradicteurs, le ronronnement des économistes précautionneux, le ricanement des affairistes et des boursicoteurs. Il voyait s’avancer une cohorte d’individus sans vergogne, rassemblés par l’appât du gain, oublieux des patries. À ce propos, les joueurs de l’équipe de France de football, mercenaires des grands clubs qui, en Afrique du Sud, ont inauguré une action de jeu jusqu’alors inconnue des amateurs de ce sport (le refus d’entraînement suivi d’un repli boudeur dans un car luxueux), n’ont-ils pas donné une navrante interprétation de l’« européisme » et de sa doctrine de prédateur hanté par le profit maximum ?

De Monnet aux pédagogistes, une haine tenace

Une assemblée de « pédagogistes » a jugé récemment que de Gaulle n’était pas un écrivain. Nous ne reviendrons pas sur cette forme de bêtise contemporaine qui se veut sans doute audacieuse : nous nous contenterons d’augmenter les modèles littéraires du général (« Dante, Goethe, Chateaubriand […] n’auraient pas beaucoup servi s’ils avaient été des apatrides et s’ils avaient pensé, écrit en quelque esperanto ou volapük intégrés ») du nom de Jules César, chef de guerre, impérialiste et colonisateur par nécessité (alors que de Gaulle fut le contraire par raisonnement). On relira, pour s’en convaincre les pages de son De Bello Gallico.

On ne saurait mieux conclure (provisoirement) qu’en évoquant la scène d’anthologie, pourtant furtive et mal connue, dont Romain Gary fut le héros fugitif : alors que commençait la messe d’enterrement de Charles de Gaulle surgit, dans la petite église, l’auteur de l’Éducation européenne, les yeux rougis et gonflés par les larmes, revêtu de son vieil uniforme d’aviateur. Il fallait un grand vassal pour que ce rebelle définitif consentît à s’agenouiller devant lui, tel un suzerain médiéval. Dans l’homme du 18-Juin, avait-il identifié le fantôme errant de la chevalerie française, morte à Azincourt ?[/access]

Juillet/Août 2010 · N° 25 26

Article extrait du Magazine Causeur



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Une fille pour l’été
Article suivant Grand blanc sur fond noir
Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération