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Albert Cossard n’écrira plus


Albert Cossard n’écrira plus

Joséphine Baker avait deux amours, moi j’avais trois Albert. Cohen, Camus, Cossery. Et ce dernier, plus lent que les autres, vient de les rejoindre en ayant, assez inexplicablement, la mauvaise idée de mourir le 22 juin. Son œuvre, aussi maigre que lui, a ses fidèles. Il leur revient, désormais, d’en assurer ce qui lui répugnait tant : la publicité.

Albert Cossery ? La première fois que j’ai croisé le fantôme – 1m69 pour 45 kilos tout habillé… – l’Egyptien hantait déjà le cimetière des lettres de Saint-Germain-des-Prés. Dix-sept ans, une Delphine séraphique à laquelle j’expliquais que les romans n’étaient rien (comparés aux essais, à Hegel…) ; elle était indulgente, me rabrouait à peine, si délicatement – et soudain face à nous, en terrasse, une momie au ricanement fatigué m’ignorait et sermonnait l’ange : « Aimez-le, pourquoi pas, mais ne l’écoutez pas : il n’y a que les romans… » Vingt ans plus tard, au Flore, c’était à une Hannah étincelante que j’expliquais combien la littérature primait, et citait Cossery au nombre de mes favoris. Elle était assez splendide et de tête pour se montrer, elle aussi, indulgente, me disant avec toute la diplomatie dont est capable une Constantinoise que je découvrais la Lune. Mais la chance ne sourit qu’aux canailles : soudain, au coin de la rue Saint-Benoît, Cossery était immobile à grands pas. Me souvenant qu’il fut complice de drague de Camus, je bondissais le trouver. A l’aide ! Qui, entreprenant au Luco une étudiante hors de portée, n’a jamais rêvé de l’apparition de Sartre (yak !) ou de Laclos (yeah !), venu prêter main forte ? Je lui expliquais mon affaire, il grimaça un sourire, jeta un œil, opina, approuva même, mais ne pipa mot : le crabe lui avait déjà cisaillé les cordes vocales. Entre les deux, quand j’y pense, il n’y aura guère que la mère de mes enfants, pourtant élevée en Egypte, que j’aurai vainement attirée à lui.

Albert Cossery ? Sept petits volumes, chez Joëlle Losfeld (Gallimard). Sept bijoux, qu’on pourrait dire identiques – toujours la même histoire, toujours la même figure : un Solal égyptien, trop las pour courir les filles, trop désabusé pour rechercher l’argent, trop lucide pour être un oriental player… – au point de composer un boléro infernalement ensoleillé. Or donc, on a reproché à Cossery de raconter indéfiniment la même histoire. Certains l’ont tenu pour un feignant (« Travailler ? Quelle drôle d’idée ! »). Soit : jamais auteur n’aura été si fidèle à ses personnages. Bienfaisant lésineur, pour reprendre le titre d’une plaquette de Morand, Cossery se la coulait douce dans ce naufrage qu’est la vie. Taciturne, pauvre, lent, discret, paresseux et sardonique, il occupait la même et modeste chambre à l’hôtel Louisiane (réglé par son éditrice) depuis… Depuis toujours, semble-t-il. Autour d’un petit pâté de rues fameuses, il promenait « une sérénité insolente, apanage de l’homme sans ambition ». Sa philosophie se ramassait en des sentences aussi charmantes qu’insupportables – « L’unique sagesse réside dans une attitude passive et nonchalante… » Bling-bling en diable.

Peut-on le dire, à présent qu’il s’est donné le mal de mourir ? Albert Cossery était parent de Claude François. Non pas qu’il fut vraiment plus habile à changer une ampoule (grillée ? grand bien lui fasse !), mais parce qu’il était, lui aussi, l’un des derniers rejetons de cette Egypte européenne d’avant les cinglés barbus – et qu’il nous laisse une poignée de tubes impérissables. Ses Alexandrie, ses Alexandra : des comiques (Les feignants dans la vallée fertile, Une ambition dans le désert), des sombres (Les hommes oubliés de Dieu, La maison de la mort certaine), des caustiques (Un complot de saltimbanques, La violence et la dérision)…

Fronceront les sourcils ses lecteurs, et ils auront bigrement raison, car, à dire vrai, tous ses romans – ai-je oublié de citer Mendiants et orgueilleux ? – étaient tour à tour sinistres, caustiques et comiques. En cela, il était proche d’un autre méditerranéen effroyablement hilare : Albert Cohen. Moins grandiloquent, c’est certain. Mais c’est qu’il s’en foutait. Tout bonnement. Tous deux partageaient, sarcasmes ou pas, une même « pitié de tendresse » pour ceux qui exercent l’impossible métier de vivant. Les puissants ne trouvaient place dans leurs récits que dans la mesure où il leur fallait des pitres. Complice des pauvres, sans logorrhée tiers-mondiste, raillant le flic, le juge, le satrape, Cossery laissera, je crois, un tableau précis et cruel de la société arabe décolonisée, qui vaut bien les essais d’Abdelwahab Meddeb. Il ne se sera pas contenté d’écumer les terrasses de Saint-Germain en compagnie de son « découvreur » français, Albert Camus. Tous deux auront gardé au cœur leurs terres perdues, le soleil, les parfums de la rive sud, une empathie pour tous les Meursault, doux ou amok, et une répugnance viscérale pour « l’imposture universelle », qui condamna Cossery à n’être jamais ni Robbe-Grillet ni Beigbeder. « Que vaut l’intelligence dans un désert ? », demandait l’un de ses personnages. De quel désert parlait-il : du Sinaï de son enfance, de notre République des Lettres ? Sa disparition, le vide qu’elle laisse, voilà la réponse.

Photographie de une : Albert Cossery, par Olivier Roller, Paris, 2006.

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David Martin-Castelnau est grand reporter, auteur des "Francophobes" (Fayard, 2002).

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