Accueil Société Égalitarisme: Dostoïevski précurseur…

Égalitarisme: Dostoïevski précurseur…

Le billet de Philippe Bilger


Égalitarisme: Dostoïevski précurseur…
DR.

Une pensée du génial écrivain russe, citée dans le dernier livre de Franz-Olivier Giesbert, m’a saisi par son absolue modernité, au point même d’annoncer ce qui allait bientôt survenir de pire dans notre société.

« La tolérance atteindra un tel niveau que les personnes intelligentes seront interdites de toute réflexion pour ne pas offenser les imbéciles ».

On n’en est pas encore là, mais cela viendra, car il devient difficile de résister à l’absurdité quand l’impuissance sert d’alibi aux dérives les plus inacceptables. Il n’y a vraiment pas de quoi rire avec la tolérance dénoncée par Dostoïevski, elle n’a rien à voir avec la saillie de Paul Claudel: « La tolérance, il y a des maisons pour ça ! »

Une plaie

La tolérance que dénonce le prophétisme de Dostoïevski renvoie à ce que nous observons aujourd’hui, dans le grave comme dans le ridicule: un refus obsessionnel de la moindre discrimination, dont l’ambition perverse est de tout niveler, d’égaliser, d’abaisser ce qui dépasse, de blâmer ce qui éblouit, et d’ériger la grisaille en unique philosophie acceptable.

Je suis convaincu qu’il ne faudra plus longtemps pour que l’évolution générale de notre démagogie nous conduise, pour ménager les imbéciles, à cesser de mettre en valeur « les personnes intelligentes ». À certains égards, toutes proportions gardées, c’est déjà la plaie de notre système scolaire, qui préfère abaisser le niveau global plutôt que de laisser apparaître une discrimination jugée intolérable entre bons et mauvais élèves. Il s’agit moins de favoriser l’excellence – tout en accompagnant les bonnes volontés limitées – que de veiller surtout à ne jamais désespérer la médiocrité.

A lire aussi, Franz-Olivier Giesbert: «Macron ose tout sauf le courage»

Ce délire de la non-discrimination touche désormais tout ce qui est vivant : les animaux – jusqu’aux rats qu’il faudrait soudain réhabiliter – les plantes, la nature majestueuse, passive et intouchable, tout ce qui existe sous le soleil. Et, bien sûr, l’être humain est particulièrement visé : il ne pourrait se prévaloir pleinement de cet attribut qu’à la condition d’avoir poussé l’humilité si loin que toute supériorité, même la plus légitime, en serait éradiquée.

Prenons aujourd’hui le triomphe de certains humoristes, portés paradoxalement par la qualité de ceux qui les écoutent ou les critiquent : parce qu’ils sont mauvais, qu’ils ne font pas rire, qu’ils pratiquent une politique de comptoir, que, par exemple, ils comparent la police ou la gendarmerie à Daech (Pierre-Emmanuel Barré sur Radio Nova1), et qu’ils doivent rire eux-mêmes de leurs plaisanteries faute d’avoir su les faire partager, on les porte aux nues. Leur réserver un autre sort serait, paraît-il, leur infliger une intolérable discrimination !

Les médiocres promus

Aujourd’hui, nous vivons presque exactement ce que Dostoïevski annonçait avec une foudroyante lucidité. On se moque plus volontiers de l’intelligence attribuée à quelqu’un – quel que soit le jugement que l’on porte sur lui par ailleurs – qu’on ne la salue. Comme s’il était devenu indécent de célébrer cette disposition désormais jugée suspecte, de peur de créer un hiatus choquant au sein du monde humain.

Ce fléau de la non-discrimination est tel que, dans l’univers politique, il explique en grande partie l’indifférence croissante envers la moralité publique. Dans un monde digne de ce nom, les vertus et les vices seraient clairement distingués, tout comme les condamnations et les innocences, les soupçons et les honnêtetés, l’éthique et les transgressions. Aujourd’hui, c’est l’inverse : pour éviter d’exercer une scandaleuse discrimination au détriment des ombres, on en vient à postuler que les lumières sont inconcevables. D’où la multiplication, à tous les niveaux, de candidatures, de fonctions et d’ambitions qui, loin d’être freinées par leurs imperfections pourtant évidentes, en tirent au contraire une forme de légitimation.

Dostoïevski est un génie. L’écrivain universel comme le prophète sombre…

  1. https://www.europe1.fr/emissions/L-invite-de/la-police-et-la-gendarmerie-cest-daesh-avec-la-securite-de-lemploi-laurent-nunez-porte-plainte-contre-lhumoriste-pierre-emmanuel-barre-871495 ↩︎


Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Le retour d’un christianisme musclé?
Article suivant Patriarcat acoustique
Magistrat honoraire, président de l'Institut de la parole, chroniqueur à CNews et à Sud Radio.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération