Mots sans corps, monde sans secrets


Mots sans corps, monde sans secrets

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Quand la langue n’a plus de secrets, la société se met à nu. On peut toujours tempêter contre le grand déballage : les mots ont perdu leur chair, voilà le problème. Quelle force renferment-ils, quelle consistance, devenus exsangues dans l’universel bavardage où Internet et les chaînes d’information en continu tiennent la place d’honneur ? C’est une évidence en matière judiciaire, théoriquement temple de la raison, de la retenue, du secret protecteur, où désormais les mots se lancent à la volée, révélations, soupçons, accusations, mensonges. S’agit-il d’une preuve de transparence, ce bien inaliénable de la démocratie prétendument parfaite ? D’aucune manière : sous la transparence généralisée, le vide. Aucun recul, procès tous azimuts suivis de non-lieux, carrières brisées par des ragots, surveillance frauduleuse, grandes oreilles perverties par une conception despotique de la vertu. Le public, Minos insatiable, doit tout savoir et veut tout entendre. L’hyper-démocratie se transforme en un tribunal permanent au nom des valeurs républicaines. Pas la République de la fraternité, encore moins de la liberté : celle de 93 avec sa guillotine. Une guillotine médiatique sans mort d’homme, mais qui vous tranche une réputation aussi sec qu’un cou. Appelons ça le «gouvernement des juges».

L’intention mériterait le respect si elle se fixait des limites. Tout au contraire, elle les efface. Symptôme que tout déborde dans un monde où, des mots, ne subsiste que l’écorce.

L’omnipotence de la société de l’image, la vidéo-sphère, favorise ad nauseam l’extension de la société du bruit, l’audio-sphère, dominée par la rumeur, cette invasion d’à-peu-près nocifs.[access capability= »lire_inedits »] Il faudrait approfondir, vérifier, s’abstraire du vacarme. Se mettre en retrait, comme pour lire. Les optimistes prétendent que, grâce à Internet, l’écrit trouve une nouvelle jeunesse : c’est faux. L’écrit suppose le silence nécessaire à l’esprit concentré sur la lecture. Dans le tintamarre environnant, on ne lit pas, on se délite.

La marée d’informations déversée par les écrans et les ondes constitue un bruit de fond insidieux qu’on remarque à peine, mais qui pourtant nous fascine et nous engloutit. Effets d’annonce, scoops, scandales, contre-attaques, diversions de toutes sortes, brouillage continuel, chaos de l’éphémère. Dans Le Monde d’hier, rédigé en 1941, Stefan Zweig avait déjà repéré le phénomène : « Ce qui distinguait heureusement la Première Guerre de la Seconde, c’est qu’alors la parole avait encore du pouvoir. Elle n’avait pas encore été entraînée dans une chevauchée de la mort par le mensonge organisé, par la  » propagande « . Les hommes étaient encore attentifs à la parole écrite, ils l’attendaient. » Et Zweig ajoute, un peu plus loin : « Le poète, l’écrivain pouvaient donc parler avec quelque chance de succès, en ce temps où l’oreille et l’âme n’avaient pas encore été submergées par les flots incessants et bavards de la radio. » Avec les flots radiophoniques se développèrent « les discours officiels des hommes d’État, dont on savait qu’ils étaient composés tactiquement, politiquement, en fonction des besoins de l’heure, et ne renfermaient, dans le meilleur des cas, que la moitié de la vérité ». L’anaphore hollandaise du « Moi président… » offre un magnifique exemple de cette rhétorique qui, sous son opulence ampoulée, vise à ne rien proférer d’essentiel tout en exhibant les marques de la plus haute vertu. Enfumage sans vergogne, mais qui a bien marché  – c’est son mérite – vu l’immense platitude des propos habituellement tenus par les politiques, de quelque bord qu’ils soient. Il ne s’agit pas seulement de « langue de bois », mais de langue fade, convenue, sans chair, sans nerfs. A-t-on noté combien les gens qui, à la radio, à la télévision, s’expriment dans une langue précise, incisive, inventive, captivent l’attention ? Ils sont rares, ceux qui s’expriment ainsi. Cherchez des noms : ils vous viennent vite. À l’inverse de la com’, leur langue sort de l’intérieur. On a plaisir à l’entendre. Nous la trouvons belle. Elle nous touche. Au-delà de l’accord ou du désaccord, elle est vraie.

Cette langue vraie est pétrie de littérature, c’est-à-dire d’innombrables heures de commerce avec les livres où se sont inscrits des générations entières. Non pas la langue d’ici et maintenant, mais de tout un peuple au long de toute son histoire. Ceux que les prêchi-prêcheurs de la modernité heureuse qualifient de « réacs », présentés comme des dinosaures par les apôtres du progrès qui se félicitent, avec superbe, d’être de leur temps, ceux-là gardent souvent en eux le regret de cette langue. Ils en cultivent le goût, ils en honorent l’usage. Ces « réacs » perpétuent la culture de l’écrit. À l’inverse de l’audio-sphère, l’écrit suppose la rigueur indispensable à la précision des termes qu’on emploie et à la correction grammaticale qui les assemble, double condition d’une pensée construite.fr

Bossuet avait reçu mission, de la part de Louis XIV, de former son fils le Dauphin. Lequel était un cancre. Bossuet, excédé de ses étourderies et de sa paresse, lui adressa une lettre qui lui disait, en substance, ceci : par inattention, vous violez les règles de la grammaire dans vos compositions. Mais si vous confondez aujourd’hui l’ordre des paroles, vous confondrez demain l’ordre des choses. Parler contre les lois de la grammaire conduit à mépriser celles de la raison. Au fond, expliquait Bossuet, pour bien gouverner, il faut apprendre à bien parler. Quand le président Hollande, rendant hommage à Mandela, déclare que, « combattant infatigable de l’apartheid, il l’aura terrassé par son courage, son obstination et sa persévérance », il confond « combattant » et « adversaire »[1. Cf. le blog de Christian Combaz, qui commente ainsi : « Quand on écrit combattants de la liberté, on n’a jamais voulu parler, que je sache, du camp de la dictature. »], et fait plus qu’une erreur : il commet une faute contre la raison qui, révélant une faille dans le gouvernement des paroles, trahit une faiblesse dans le gouvernement des choses.

Le premier véhicule de la politique, c’est la langue. Quand celle des hommes et femmes politiques, et plus généralement des « élites », médias inclus, rappelle le plat des mornes plaines, l’état de la société s’y déchiffre. Cette langue purement transitive, dépourvue de toute espèce de charme, cet idiome foncièrement transparent coïncide avec la mise à nu du monde. La littérature est toujours une prise de risques, comme le fait de gouverner, de diriger, d’être responsable. L’effondrement des études de lettres n’est pas sans conséquences. Ni la contraction drastique des cours de français à l’école, ni l’érosion constante de la lecture, ni notre indifférence à la littérature francophone, ni la faillite de l’orthographe, ni le dédain où l’Hexagone tient sa langue. Les politiques devraient s’en aviser. La question importe davantage que celle des rythmes scolaires, les activités périphériques ou l’enseignement de la morale pour les nuls. Au lieu de gratter la surface, mieux vaudrait creuser le fond. Dans 1984, Orwell nous a avertis : réduite à son écorce, aussi lisse qu’une affiche publicitaire, une langue sans replis mène à un monde sans secrets. Et simultanément, à un monde binaire : le Bien d’un côté, qui doit triompher, le Mal de l’autre, qu’il faut éradiquer. Tyrannie de la platitude. Un président « normal » parlant une langue normale contresigne le rejet de toute transcendance. Malgré lui, à son insu même, il nous confirme que Dieu est mort, donc que tout est permis.[/access]

*Image : wiki paintings.

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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Universitaire, romancier et essayiste

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