Traduire n’est pas enjoliver


Traduire n’est pas enjoliver

andre markowicz dostoievski

André Markowicz a traduit l’œuvre intégrale de Dostoïevski.

Causeur. Dans le mythe biblique de Babel, la diversité des langues sanctionne la prétention humaine à égaler dieu. Mais la malédiction contemporaine ne tient-elle pas, plutôt, à l’uniformisation du monde sous le règne du global English ?

André Markowicz. Je retrouve cette même tendance à l’uniformisation en France. Dans notre pays, on considère souvent que traduire un texte, c’est le rendre français. On accepte l’étranger en tant qu’il devient à notre image. Aussi ne garde-t-on aucune caractéristique de la forme d’un texte étranger. On traduit Shakespeare en prose ou en vers libre, ou un poème rimé sans rimes.

N’est-ce pas le sens même d’une traduction que d’adapter un texte à la langue de réception ? N’est-il pas fatal que la représentation du monde du traducteur – et du lecteur – modifie le sens de l’œuvre ?

Non. C’est à la langue française de changer, pas au texte que l’on traduit. Ce qui m’intéresse chez un auteur étranger, c’est qu’il est étranger. À condition de respecter la grammaire et de mettre les choses dans leur contexte, on peut utiliser les richesses de la langue française pour accueillir toutes les formes possibles et imaginables. C’est ce que je tâche de faire.

Donnez-nous un exemple concret avec Dostoïevski…

Les caractéristiques du style de Dostoïevski font qu’il est absurde de traduire un titre isolé, parce qu’en le traduisant, et en le respectant autant qu’on peut, on rend aberrante ou étonnante une forme d’écriture qui est finalement normale, mais pas française.

C’est-à-dire ?

Quand j’ai publié Le Joueur en 1991, j’ai défini les trois caractéristiques fondamentales du style de Dostoïevski. Tout d’abord, il n’existe pas, chez lui, de narrateur neutre. Dès lors, ce qui compte, c’est à la fois ce qu’il dit et ce qu’il ne dit pas. Chez Dostoïevski, on est fondamentalement dans une écriture de la mauvaise foi et de la subjectivité.[access capability= »lire_inedits »] C’est la première fois dans l’histoire de l’Europe que la littérature et la vérité ne sont pas obligatoirement liées. Et c’est ce qui fait sa modernité. Le deuxième élément, c’est que Dostoïevski ne se soucie d’aucun critère esthétique pré-existant à son œuvre. C’est lui qui crée sa propre esthétique, ou plutôt son absence d’esthétique. Parce que son œuvre n’est pas de l’ordre de l’esthétique, mais de l’éthique. La troisième et dernière caractéristique de son écriture, c’est la répétition de mots ou d’images.

C’est justement ce qui déconcerte dans vos traductions…

Oui, car Dostoïevski n’écrit pas des romans mais des poèmes. Et il appelle ses œuvres poema, selon l’exemple de Gogol qui avait sous-titré Les Âmes mortes « poème russe ». Chacun de ses romans est construit autour d’une ou plusieurs images phares qui les traversent, et organisent des réseaux de sens distincts de ceux qui apparaissent directe- ment dans l’intrigue elle-même. Le traducteur doit repérer ces images puis tâcher de les restituer, pour que le lecteur puisse découvrir cette structure qui est au cœur de toute l’œuvre de Dostoïevski.

Faut-il conclure que la fidélité formelle au texte est la première qualité d’une bonne traduction ?

La fidélité est une notion morale, cela ne veut rien dire en littérature ! Comment peut-on être fidèle à quelqu’un qui écrit en russe dans la Russie du xxie siècle ? La traduction est une interprétation qui nous permet de suivre le chemin de l’interprète. Si le traducteur doit être fidèle à quelque chose, c’est à sa lecture, qu’il doit construire et être capable de faire partager. Au fond, le traducteur ne peut revendiquer que sa propre lecture personnelle et partageable.

Justement, insistons : dans la traduction, n’y a-t-il pas nécessairement, comme le dit Pierre Legendre, une opération de « torsion » ? Par la langue, on impose des concepts, une façon de voir le monde. Si on traduit Dostoïevski en français, on inscrit nécessairement son œuvre dans un cadre de pensée français…

Je ne crois pas. Mais il est vrai qu’on laisse un certain nombre de choses dans l’ombre. Néanmoins, Dostoïevski représente un cas particulier : s’il y a un auteur étranger connu en France, en Europe et dans le monde, c’est bien lui ! Je n’ai donc pas besoin de prouver que Dostoïevski est un grand écrivain. Je travaille sur le style, sur les mots, sans faire de grands discours sur les idées de Dostoïevski.

Tout de même, il y a une part d’intraduisible dans les langues humaines, non ?

Oui, et c’est la base même de la traduction. À un certain moment, j’amène le lecteur à comprendre que sa compréhension s’arrête là. Il lit Dostoïevski, c’est très bien, mais s’il veut aller plus loin, s’il veut lire une histoire de la philosophie russe, une histoire de l’orthodoxie, une histoire de la Russie ou simplement apprendre le russe, ce n’est pas plus mal ! C’est aussi pour cela que j’ai traduit les œuvres complètes de Dostoïevski. L’idée, ce n’était pas de traduire un livre, mais de restituer, autant que possible, un contexte et un monde.

Il y a en effet une espèce d’étrangeté dans ce monde slave qui nous paraît extraordinaire…

Une chose est sûre : les bases culturelles ne sont pas les mêmes. Ce décalage est lié à l’histoire de l’orthodoxie. En France, on est dans un monde catholico-protestant dans lequel la liberté se définit par l’action. On a le droit de faire, de penser, suivant le principe « Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres… ». Mais en Russie, ce n’est pas du tout le cas ! Dans le monde orthodoxe, la liberté est un accord sans contraintes avec un ordre supérieur pré-existant. Dans la langue russe, pravda signifie à la fois « justice » et « vérité ». En revanche, le mot « liberté » se traduit de deux façons différentes : il y a svoboda, c’est la liberté politique qui, en gros, n’a jamais existé concrètement en Russie. Et il y a une deuxième notion capitale, voire vitale, c’est volia, laquelle désigne à la fois la liberté intérieure et la volonté. Et notre « volonté » ne correspond pas à la volia des Russes.

Ces équivoques dans la traduction vous ont-elles amené à retraduire certains textes de Dostoïevski ?

J’ai légèrement revu ma première traduction de Crime et châtiment. Quand j’ai commencé mon travail, je me suis fait voler mon ordinateur, ce qui m’a contraint à traduire une deuxième fois le début du roman. Ce faisant, je savais que je ne retrouverais pas un certain nombre de formules que j’avais déjà trouvées. J’avais conscience que certaines étaient meilleures que dans ma première version et d’autres moins bien. Mais un certain nombre de principes de base revenaient d’une façon radicale dans ma nouvelle traduction. Ce que j’appelle la traduction des motifs, des images. Et ça, ça ne bougera jamais.

Même dans deux ou trois siècles ?

Je pourrais imaginer que quelqu’un retraduise Dostoïevski dès maintenant ; la seule vérité que je détienne sur l’œuvre de Dostoïevski, c’est la mienne.

Est-ce pour transmettre votre part de vérité que vous traduisez de la poésie russe en breton ?

J’ai commencé à écrire une anthologie de la poésie russe du XXe siècle en breton, avec un poète qui s’appelle Koulizh Kedez, tout simplement parce qu’on avait envie de le faire. On a travaillé en breton, mais cela aurait pu tout aussi bien être en javanais…

D’ailleurs, de quel breton s’agit-il ? Il existe de nombreuses langues bretonnes, nous semble-t-il…

Le breton écrit, c’est un grand problème. L’écriture et l’orthographe bretonnes ont été unifiées en 1941, sous l’égide des Allemands, parce que les nationalistes bretons et les écrivains bretons se sont naturellement alliés aux occupants. L’idée derrière l’unification du breton étant que, pour enseigner une langue, il faut une norme. C’est vrai partout, mais, en Bretagne, la langue nationale n’a aucune assise populaire, parce que les gens parlent des dialectes. Objectivement parlant, le breton enseigné est un artefact.

Un étudiant en école Diwan ne comprend donc pas la langue bretonne que vous employez dans vos traductions ?

Non, c’est encore plus compliqué que ça. Dans notre anthologie de la poésie russe, on a utilisé la langue littéraire de Koulizh Kedez. Ayant compris que la littérature n’était pas de l’ordre de la conversation, il a en quelque sorte créé sa propre langue …

D’accord, mais combien de personnes peuvent- elles la comprendre ?

Pas plus d’une centaine !

C’est très poétique de traduire la poésie russe dans une langue sans locuteurs ! La république est-elle responsable de la quasi-disparition du breton ?

On a tendance à dire que l’École de la République a tué les langues régionales. C’est absolument faux. Certes, les langues régionales étaient interdites à l’école, alors qu’elles n’auraient sans doute pas dû l’être. Mais, jusque dans les années 1950, dans les villages, les enfants bretons arrivaient à l’école en ne parlant que le breton. Ils apprenaient le français en trois mois. C’est hallucinant, quand on y pense !

Regretteriez-vous les hussards noirs de la République ? Vous n’allez pas vous faire que des amis en Bretagne !

Non, si la pratique de la langue est restée plus ou moins stable entre 1880 et 1945, alors que l’interdit scolaire était très fort et efficace, c’est que le breton avait une assise sociale.

Mais alors, comment le fil de la transmission s’est-il brisé ?

En cinq ans, entre 1945 et 1950, la transmission s’est perdue d’une manière radicale. Koulizh est né en 1947 dans un petit village dont les 50 habitants parlaient tous breton. Le breton est sa langue maternelle, sa première langue. Sa sœur est née en 1950 : elle comprend le breton sans le parler.

Pourquoi ?

Les structures de la société rurale bretonnante ont été bouleversées par l’irruption du productivisme, puis l’apparition de la radio. Et la collaboration massive des nationalistes bretons avec l’occupant allemand pendant la guerre, au milieu d’une population foncièrement antiallemande, n’a pas aidé.

Au-delà de l’exemple breton, on observe de nombreux symptômes d’une crise de la transmission. Il semblerait que la langue de racine, pourtant assez accessible, soit devenue une langue étrangère pour la plupart des jeunes français.

Le vrai problème n’est pas Racine, mais l’orthographe. Plus personne n’est capable de maîtriser sa propre langue.

Serait-ce un effet de la massification scolaire ? Osons une question taboue : la transmission de la grande culture peut-elle s’opérer dans un système démocratique ?

Mais la transmission et la culture, c’est la démocratie ! Mon expérience dans les lycées m’apprend que, quand les élèves ont l’impression qu’on leur demande beaucoup plus qu’ils ne pensent pouvoir donner, ils se sentent valorisés. Le problème est que les enseignants ont de moins en moins de possibilités d’exiger beaucoup de leurs élèves. Les conditions de vie, d’enseignement, et leur propre formation ne leur facilitent pas les choses…

Il y a aussi le discours ambiant qui consiste à dire : il ne faut pas trop les fatiguer, ni les surcharger de travail…

À partir du moment où l’on considère que tout ce qui intéresse les jeunes, c’est eux-mêmes, plus aucune transmission n’est possible. Mais le problème de base, c’est le communautarisme, l’absence de lien commun. L’une des choses que je considère comme magnifique dans l’expérience française, c’est la distinction entre espace privé et espace public. Il existe un certain nombre de principes qui doivent nous unir, et tout ce qui est en dehors de ce principe doit ressortir du domaine privé. Lorsque le domaine privé devient le domaine public, il n’y a plus de langue commune ni transmission possible.

Les profs et les élèves ne sont pas seuls en cause : les pouvoirs publics envisagent de plus en plus l’école comme une antichambre de l’entreprise.

C’est vrai. Si l’école est par nature l’antichambre de l’entre- prise, elle devient aujourd’hui de plus en plus souvent l’antichambre du chômage et de l’exclusion. Avant la longue crise, jusqu’au début des années 1970, on allait à l’école pour vivre mieux que nos parents. Ce qui a disparu, c’est l’idée de progrès. Aujourd’hui, individuellement, les gosses ne sont pas très différents de leurs aînés mais ils savent que la langue qu’on leur parle ne sert qu’à les faire vivre encore moins bien que leurs parents. Loin de percevoir la langue comme un moyen d’émancipation, ils n’y voient plus que l’instrument de l’oppression la plus cynique.[/access]

Mars 2014 #11

Article extrait du Magazine Causeur



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