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Gérard Miller, les Juifs et ma boussole morale

Elisabeth Lévy répond à la tribune du « Monde » de Gérard Miller


Gérard Miller, les Juifs et ma boussole morale
Gérard Miller et Elisabeth Lévy © IBO / BUFKENS CEDRIC /SIPA

Aussi triste que cela puisse sembler au psychanalyste de LFI, non, il n’y a pas de Parti des juifs.


Cher Gérard Miller,

J’apprends, grâce à votre tribune publiée dans Le Monde[1], que j’ai perdu ma boussole morale. Je compte sur vous pour me la rapporter.

Je fais partie de ces Français juifs qui, non seulement ont cessé depuis des lustres de voter à gauche, ce qui est déjà criminel, mais ne se signent pas quand ils entendent les noms Le Pen et Zemmour, tout en ayant avec eux de nombreux désaccords, parfois frontaux. Voyez-vous, c’est seulement dans votre camp que le sectarisme est une vertu, et le refus du désaccord, un acte de courage. C’est aussi dans votre camp qu’on ose diviser le monde entre racisés et racistes sur la seule base de la couleur de peau tout en prodiguant des leçons d’antiracisme. Vous êtes des petits marrants.

Les infréquentables : ¼ de l’électorat français

Il y a vingt ans, Daniel Lindenberg s’affolait dans Le Rappel à l’ordre – et, déjà, dans Le Monde Jews turn right ! Vous accommodez cette vieille lune à la mode du jour. Jews turn extrême-droite ! En 2002, ils étaient réacs, aujourd’hui, ils sont fachos et flirtent avec le pire. De LR à Zemmour en passant par Le Pen, de nombreux juifs votent en effet pour l’une des nuances de la droite. Vous êtes tellement obsédé par les origines (car vous n’ignorez pas qu’avant d’être une foi, la judéité est une origine) que vous ne voyez pas que les juifs ont suivi peu ou prou le même mouvement que tous leurs compatriotes. Vos prêches ont si bien porté que les partis que vous avez décrétés infréquentables représentent aujourd’hui un quart des Français.

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J’apprends donc sous votre plume que ce que je dois penser et voter est codifié par une loi morale dont vous êtes l’interprète autorisé. Vous dressez même la liste des saints que je suis priée d’honorer. « J’appartiens à une génération où être juif et Français, c’était tout naturellement aimer Maximilien Robespierre et la Révolution de 1789, Louise Michel et la Commune de Paris, Emile Zola, Léon Blum, Missak Manouchian ou Jean-Paul Sartre. » La voie est libre mais elle est tracée, Camarades ! Il est significatif que personne, à la rédaction du Monde, ne vous ait conseillé d’oublier Robespierre, qui vous fait perdre en route quelques-uns de vos amis. Permettez-moi cependant de noter quelques oublis dans votre panthéon. Dans votre génération, être juif et français, c’était hésiter entre Staline, Trotsky et Mao. Vous, c’était Mao. On a le droit de se tromper, même à ce point. Cela ne vous qualifie pas particulièrement pour prodiguer des conseils en pureté morale ou en vérité historique.

Procès en sorcellerie

Il parait qu’en fréquentant des personnes que vous avez estampillées d’extrême droite, et parfois en votant pour elles, ces mauvais juifs « mettent en danger l’ensemble de la nation comme leur propre communauté ». Pour ce qui est de leur communauté, comme vous dites, demandez donc à ceux qui ont quitté la France si c’était par peur des « néo-nazis qui grenouillent autour de Reconquête » ou des « fascistes du GUD » qui, selon vous, sont « au cœur de l’organisation des campagnes du Rassemblement national ». Il reste certainement en France des antisémites à l’ancienne, et dans quelques salons bourgeois, des zozos qui pensent encore que les juifs ne sont pas tout à fait Français (comme l’obscur conférencier de Civitas) mais convenez qu’ils n’ont pas vraiment pignon sur rue et qu’en plus, ils ne cassent pas la figure aux gamins qui portent une kippa. Il est vrai que vous admettez l’existence d’un antisémitisme « islamiste » qui « a contraint des familles juives à déménager de certaines banlieues », ce qui laisse penser qu’il n’est pas si minoritaire que ça. Je ne vous ai pas entendu admonester vos amis quand ils lui font des risettes – pensons aux blagues du Lider maximo insoumis sur les petits fours du CRIF ou de la nouvelle idole de vos camarades de lutte, Médine. Soucieux de montrer qu’il y a des négationnistes juifs, vous évoquez des juifs orthodoxes israéliens qui s’en sont pris à d’autres juifs, en leur criant : « Retournez en Allemagne ou en Pologne, et reprenez le train ! » Chez nous, ce ne sont pas des néo-nazis qui font ce genre de blagues, mais un respectable militant de la CGT qui s’est demandé, sans même chercher à se cacher, si son train, où se trouvait Zemmour, se retrouverait à Auschwitz. Sans doute avez-vous fait part de votre tristesse et de votre colère à Sophie Binet.

Puisque vous avez la bonté de vous soucier de ma boussole morale, je me désole que la vôtre fasse si peu de cas de la vérité. Vous me direz que, quand on incarne le Bien, le Vrai, ce n’est pas si grave. N’empêche, traficoter les propos de ses adversaires, c’est se battre en dessous de la ceinture. Moi j’aime le combat à la loyale.

Deux exemples, sans doute imputables à l’étourderie. Vous parlez de Renaud Camus, « cet antisémite qui dressait, en son temps, la liste des juifs travaillant dans les médias ». Sauf que Renaud Camus n’a jamais commis une telle liste, il s’est étonné du judéo-centrisme de l’émission « Panorama » et l’a attribué au fait que la plupart des chroniqueurs étaient juifs. La blague qui y circulait alors était qu’Alain de Benoist était le seul à ne pas parler yiddish (eh oui, en ces temps bénis, on aimait la contradiction, même à France Culture). On peut trouver l’observation de Camus détestable, elle n’a rien à voir avec une liste de juifs dans les médias. Quant à Éric Zemmour, dont je trouve, comme vous, les propos sur Dreyfus délirants (et sans doute inspirés par un fanatisme de la raison d’État), vous le traitez sans ambages de « négationniste ». Bah voyons, si j’ose cette blague. Et pourquoi pas nazi, d’ailleurs vous n’êtes pas loin. Il pense que, si les juifs français ont été en grande partie sauvés, c’est parce que Pétain a choisi de sacrifier les juifs étrangers – comme réhabilitation morale on fait mieux. Cette thèse, parfaitement contestable, mais qui avait largement cours dans les années 1960, relève du débat historique, pas d’un procès en sorcellerie mené par des inquisiteurs qui se font une gloire de ne pas avoir lu le dossier.

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Le crime de Zemmour, à vous lire, est d’avoir pulvérisé définitivement « tout ce qui avait permis jusque-là de maintenir un peu de cohérence et de cohésion dans la communauté juive française ». Nous y voilà : ce social-traitre affaiblit le Parti (on ne se refait pas). À cause de lui, il y a désormais en France « deux judéités irréconciliables ». Deux ? Non, il y a autant de façons d’être juif que de juifs. Et c’est très bien comme ça. Aussi triste que cela vous semble, il n’y a pas de Parti des juifs. Certes, l’appartenance, l’origine, la religion, la tradition familiale pèsent dans ce que nous sommes, donc dans nos choix politiques. Mais libre à chacun de définir son dosage. Autrement dit, les juifs votent comme bon leur semble et ça ne vous regarde en rien. Seulement, vous êtes entantquiste : pour vous, chacun doit se comporter en tant que ­– heureusement que je ne viens pas d’une lignée de Uhlans. Je suis pour ma part attachée à la cacophonie juive, autant qu’à la liberté de penser seul.

Le plus sidérant, c’est qu’à aucun moment vous ne vous demandez pourquoi tant de juifs votent mal. Vous pensez qu’ils « veulent détourner la mitraille sur les musulmans ». Il ne vous est jamais passé par la tête que, peut-être, ils avaient de vraies raisons d’avoir peur ?  Ne voyez-vous pas les progrès, en particulier dans la jeunesse, d’un islam identitaire qui s’oppose aux mœurs traditionnelles de la France ? Le changement démographique et culturel en cours ne vous inquiète pas, tant mieux pour vous. Pour beaucoup de Français, juifs ou pas, c’est un crève-cœur. Dans le fond, ce qui vous indispose le plus, c’est que les juifs soient des Français comme les autres.


[1] Gérard Miller : « Jamais un aussi grand nombre de juifs français n’ont perdu à ce point leur boussole morale », Le Monde, 11 septembre 2023

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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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