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On invoquera bientôt un devoir d’ignorance


On invoquera bientôt un devoir d’ignorance

jean claude milner  Jean-Claude Milner est linguiste et philosophe. Il vient de publier l’universel en éclats (éditions Verdier, février 2014) et, avec Pascal Bacqué, Loi juive, loi civile, loi naturelle. Lettres sur le mariage pour tous et ses effets à venir (Grasset, janvier 2014).

Causeur : Dans notre société, la liberté et l’égalité sont les fins ultimes et indiscutables de l’action collective. Or, d’une part, en donnant aux enfants une langue, une religion, voire un nom particuliers, on les prive d’une certaine  liberté de choix ; d’autre part, en les dotant d’un bagage culturel singulier, on contrevient potentiellement à l’égalité entre tous. Résultat, toute transmission finit par être vécue comme une injustice à l’encontre des générations futures.

Jean-Claude Milner : C’est en effet une représentation assez courante aujourd’hui. Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre évoque une « dure vérité » : les parents choisissent toujours, à un moment donné, en lieu et place de leurs enfants. À ses yeux, il fallait partir de cette vérité pour, éventuellement, en corriger les effets. De manière générale, il considérait qu’on devait se rebeller contre les contraintes, mais qu’il fallait d’abord en reconnaître l’existence. Inversement, depuis quelques années, domine l’idée que les contraintes doivent être combattues de manière préventive : en empêchant qu’elles n’apparaissent. Chaque individu, dès le début de sa vie, doit être dans la situation de celui qui conclut un contrat. Placé face à un partenaire, dans une relation de stricte égalité, il est libre d’accepter ou de refuser. Conséquence immédiate : l’enfant doit entrer dans un monde qui ait le moins de passé possible, puisque ce passé est constitué de choix auxquels il n’a pas pris part.

Tout de même, on n’a pas encore le droit de répudier ses parents !

La question a été posée dans les pays scandinaves. Le modèle du « contrat » devrait, en bonne logique, ouvrir cette possibilité. Puisque les parents peuvent divorcer l’un de l’autre, pourquoi un enfant ne pourrait-il pas divorcer de ses parents ? Je ne sais pas, en revanche, comment on aborde la relation inverse : les parents peuvent-ils divorcer de leurs enfants ? Dans le cas de la relation parents/ enfants, le modèle du contrat, qui est égalitaire, s’oppose au modèle de la transmission, qui est inégalitaire. Plus on privilégie le premier modèle, plus le second devient précaire. Seulement, la forme contractuelle ne peut se généraliser que dans un monde sans drames. En 1914, un jeune homme aurait eu du mal à considérer sa mobilisation comme la mise en œuvre d’un contrat. En tout cas, rien n’était négociable à ce moment.

De fait, le modèle de la transmission n’est guère démocratique…

Attention : ne confondez pas contrat et démocratie. [access capability= »lire_inedits »] Le processus démocratique n’est pas nécessairement un processus contractuel. La démocratie ne vise pas nécessairement à supprimer toutes les relations inégalitaires ; elle tente simplement d’empêcher que ces relations inégalitaires ne se transforment en relations de domination sociale. C’est seulement très récemment qu’on a jugé l’inégalité de savoir entre maître et élève comme incompatible avec la démocratie ; pendant longtemps, on l’a au contraire pensée comme un moyen de la démocratie, puisque la transmission cherchait à affranchir l’élève des conséquences sociales de son ignorance. Du reste, à force de dénoncer l’inégalité entre savoir et ignorance, on assiste de plus en plus à la domination de l’ignorant sur celui qui sait.

Dans quelles situations concrètes peut-on observer cette « inversion des valeurs » ?

Depuis qu’on a étudié les phénomènes de foule, on sait qu’une fausse rumeur peut l’emporter sur une information exacte. Aujourd’hui, en Europe et hors d’Europe, la structure de foule a pénétré dans les classes. Cela peut empêcher les professeurs d’aborder certains sujets, tout simple- ment parce que trop d’élèves sont persuadés de détenir d’avance une vérité supérieure à la connaissance. Vérité confessionnelle, souvent, mais aussi, parfois, de purs et simples préjugés. Croyez-vous que l’on puisse aborder en termes strictement factuels la question des religions monothéistes et de l’antériorité éventuelle du judaïsme sur d’autres monothéismes ?

Nous sommes pourtant supposés vivre dans la société du savoir, où chacun doit pouvoir se forger une opinion à partir des milliards d’informations contradictoires mises à sa disposition…

Certes, mais deux éléments jouent contre la connaissance. Premièrement, notre société est régie par la loi du marché, où le plus nombreux l’emporte. La loi de l’offre et de la demande peut favoriser les idées fausses au détriment des idées vraies. Je ne dis pas que ce soit toujours le cas, mais rien n’empêche que cela le soit. Deuxièmement, contrairement à ce que les Européens pensaient au XIXe siècle, l’extension mondiale du marché et le triomphe de la politique éclairée apparaissent comme déconnectés. Comme le montrent l’évolution de la Russie et de la Chine post-communistes, la performance économique et technique peut parfaitement coexister avec le développement des superstitions. Dans l’imaginaire de l’Europe occidentale, le triomphe des opinions vraies sur les opinions fausses et le développement du marché allaient de pair ; ce modèle a été battu en brèche.

De fait, le postulat de la supériorité de l’opinion vraie sur l’opinion fausse est incompatible avec le dogme de l’égalité de toutes les opinions. Or, du « mariage pour tous » au programme « anti-stéréotypes » destiné à conjurer les différences sexuelles à l’école, en passant par l’obsession des inégalités salariales (obsession qui ne les empêche pas de prospérer), jamais, sous nos latitudes occidentales, la notion d’égalité n’a été aussi omniprésente dans les discours. Est-ce parce que l’on confond égalité et absence de différences ?

Il y a deux questions. Premièrement, on tend à faire de l’indifférenciation un moyen de l’égalité, sous prétexte que la différenciation peut être un moyen de l’inégalité. Deuxièmement, on néglige le fait qu’il y a deux types d’égalité : passive et active. Prenons l’exemple de la notation scolaire. Elle fait apparaître des différences ; puisque la note est un nombre, ces différences s’expriment comme une inégalité arithmétique. Si vous adoptez une conception passive de l’égalité, vous supprimerez la notation ; de cette façon, les individus à qui l’on n’aura pas parlé d’inégalité deviendront égaux, passivement, sans que personne n’ait rien à faire. Mais on pourrait tout aussi bien dire qu’en faisant apparaître la différence comme une inégalité, la note fait apparaître la nécessité de lutter activement contre les processus qui transforment une différence scolaire en inégalité sociale. Il en va de même avec la question du « genre » ; la difficulté n’est pas que les hommes et les femmes se perçoivent comme différents, mais (a) que cette différence soit systématiquement présentée en termes d’inégalité et (b) que, une fois la différence inscrite dans les représentations, elle entraîne une inégalité sociale.

Autrement dit, on croit résoudre le problème de « l’inégalité d’arrivée » (sociale) en s’interdisant d’observer « l’inégalité de départ » (scolaire). N’est-ce pas un choix purement idéologique ?

Supprimer la perception de l’inégalité est censé permettre une forme de vie sociale apaisée. Aujourd’hui, nos poli- tiques considèrent que tel est l’idéal vers lequel doit tendre une démocratie. Personnellement, j’estime au contraire que la démocratie doit permettre au conflit d’apparaître. Un régime démocratique est fondé sur la division, non sur le consensus.

Pourtant, les lecteurs hâtifs de Fukuyama et autres prophètes de la « fin de l’histoire » annoncent ou appellent de leurs vœux un monde pacifié, délivré de toute division. Dans ce monde sans frontières, le passé ne peut plus être perçu que comme une longue litanie de crimes.

Je décris en effet une représentation fondée sur la fin de l’Histoire. Mais cela ne signifie pas que pour moi, l’expression « fin de l’Histoire » ait un sens, ni même le nom Histoire. Les grandes idéologies du siècle dernier s’appuyaient sur l’existence de contraintes contre lesquelles les individus devaient lutter, mais qu’ils ne pouvaient pas nier. De là découlait une représentation du monde fondée sur le conflit. Aujourd’hui, l’idéologie dominante soutient que lutter contre une source de conflit, c’est créer une nouvelle source de conflit. Il ne faut donc pas lutter, mais empêcher que le conflit apparaisse. Et quand on n’y arrive pas, on se contente d’empêcher le conflit de s’exprimer. L’idéologie de la prévention débouche sur une rhétorique. Et comme le XIXe et le XXe siècle étaient fondés sur la conviction inverse, rappeler le passé, c’est rappeler les conflits du passé, donc risquer de les faire resurgir. Contre cette menace, on invoquera bientôt un devoir d’oubli, qui sera largement un devoir d’ignorance. Résultat espéré : il n’y aura plus ni conflits, ni différenciations, ni inégalités. Si ce n’est pas vrai dans les faits, il suffira qu’on ait l’impression que c’est vrai.

Le prix de cette harmonie mirifique et chimérique doit-il être la destruction de la culture ?

C’est une conséquence quasi inévitable. Toute culture qui se distingue de la mise en œuvre mécanique du marché culturel passe par un rappel du passé. Elle est donc traversée de conflits. Histoire, philosophie, enseignement des langues nationales, tout pose un problème à cet égard.

La langue française est-elle trop chrétienne et trop française pour notre époque d’indistinction ?

Oui, mais toutes les langues ont leurs propres difficultés. La logique de l’apaisement voudrait sans doute que l’on supprime l’enseignement des langues nationales, dès les petites classes. La paix sur la Terre passe par le règne du globish.

Puisque notre culture et notre langue sont considérées comme des fauteuses de conflit par beaucoup de nos contemporains, comment peut-on encore défendre notre singularité culturelle, c’est-à-dire notre héritage ?

Nous avançons sur un terrain miné par l’opposition droite/ gauche. Aujourd’hui, en France, quiconque prétend que les références historiques en général et la référence nationale en particulier ne sont pas nécessairement dangereuses est immédiatement catalogué comme « fascisant », c’est-à-dire ennemi de la gauche.

Et alors, c’est grave d’être un « ennemi de la gauche » ?

Cela vous rend inaudible. Être calomnié, ce n’est pas grave ; mais être inaudible, c’est grave. Mais ne vous faites pas d’illusions : dans l’état actuel des choses, les Français craignent les paroles anxiogènes. Quelles qu’elles soient, elles semblent mettre en question le modèle social français, qui se donne comme idéal la prévention des conflits, ou au moins leur atténuation.

Cette hantise du conflit et de la division n’est- elle pas caractéristique de toutes les sociétés démocratiques contemporaines ?

Non, je crois que ce phénomène est propre à la France. Ici, le discours politique pousse très loin la revendication de l’apaisement. Le paradoxe est que, dans les faits, la vie sociale est très conflictuelle. On assiste donc à une vaste entreprise de refoulement.

Plus encore que dans l’Allemagne post-nazie ?

En Allemagne, les choses ont changé. Longtemps, l’Allemagne de l’Ouest a tenu un discours d’apaisement, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Mais c’était avant la réunification. Depuis la réunification, la perspective des conflits internes inquiète moins ; quant à sa présence active dans les conflits extérieurs, l’Allemagne est au début du processus de retour. Le néobismarckisme est à l’ordre du jour.

Il est tout de même étrange que nous, Français, redoutions plus nos vieux démons que les Allemands !

Nos deux passés ne sont pas superposables. En Allemagne, la question centrale n’est pas la défaite de 1945, mais ce que, pendant douze ans, l’hitlérisme a fait de ses victoires. En France, la question importante est la défaite de 1940 ; or, elle a été refoulée. À partir de ce moment, la référence nationale en tant que telle est devenue porteuse de mensonges.

Autrement dit, la parenthèse de Vichy (1940-1944) serait encore plus traumatisante que l’exercice de la barbarie nazie (1933-1945) en Allemagne ?

Du point de vue de la référence nationale, oui. Car les émigrés allemands, parmi lesquels on trouvait les plus grands esprits, ont maintenu en exil une référence nationale. Hannah Arendt disait, après la guerre : « À la fin, il ne reste que la langue maternelle. » Mais c’est essentiel !

Hannah Arendt, Adorno, Horkheimer, Fritz Lang et les autres ont donc fait davantage pour la survie de leur culture nationale que de Gaulle et la France libre…

N’oubliez pas que le pétainisme a utilisé toute la thématique républicaine. En employant les thèmes de la nation, de la dignité et de l’honneur, Vichy a pollué quasiment tous les mots de la langue française. Alors que les nazis ont voulu révolutionner la langue et la culture allemandes. Il faut lire Langue du Troisième Reich : carnet d’un philologue, de Viktor Klemperer. En transformant la langue, le national-socialisme a « protégé » la langue allemande d’avant 1933. Il l’a laissée disponible. Lorsque Hélène Weigel, la femme de Brecht, une immense actrice, revint pour la première fois à Berlin après la guerre, celui qui l’accueillait s’écria : « Elle est revenue, la beauté de la langue allemande ! » C’est quelque chose qui n’a pas pu être dit de la même manière en France, parce la beauté de la langue française ne s’était pas refusée à Pétain.

La culture française n’est-elle pas passée à Londres ?

Non. Il y a eu des écrivains et des artistes résistants, mais c’est autre chose. En 1958, de Gaulle a tenté de réinscrire la culture dans son programme d’indépendance nationale. Malraux était essentiel à sa stratégie. Elle a temporairement réussi, mais le mal était fait. La culture de langue française en est encore à nettoyer la tache de Vichy.[/access]

*Photo: Hannah

Mars 2014 #11

Article extrait du Magazine Causeur



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