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Le paradoxe de l’affaire Dieudonné


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Je n’aime guère Dieudonné, dont j’ai toujours trouvé l’humour douteux, sinon de mauvais goût, même du temps où il sévissait encore, sur les scènes et télévisions françaises, avec son compère Elie Sémoun. Ses plus récents propos antisémites, souvent nauséabonds, n’ont fait que conforter, en mon for intérieur, ce sentiment. Mais cela ne concerne, subjectivement, que moi et, comme tel, n’intéresse, fondamentalement, personne. C’est donc sur une dimension plus objective que je désirerais concentrer ma réflexion au regard de l’interdiction de spectacle dont vient de se voir frappé en France, par cette juridiction suprême qu’est le Conseil d’Etat, Dieudonné.

Car, quelle que soit mon aversion pour lui, une chose ne cesse d’interpeller, non sans un réel malaise, ma conscience d’intellectuel engagé et, plus généralement, attaché aux inaliénables valeurs de la démocratie. Cette interrogation, que je me pose avec d’autant plus d’aisance que je n’ai jamais fait mystère de mes origines juives, la voici : un ministre de l’Intérieur, Manuel Valls en l’occurrence, peut-il interdire un spectacle sans enfreindre les règles de cette démocratie précisément, la liberté d’expression, de parole ou de pensée ? Et ce, quand bien même elle heurterait le sens moral, une quelconque conviction religieuse ou communauté civile ?

Davantage : un Etat tel que la France, historique patrie des droits de l’homme, peut-il se substituer ainsi à la Justice, sans contrevenir à la Constitution elle-même, puisque le tribunal administratif de Nantes, ville où devait avoir lieu le premier de ces spectacles controversés, avait donné, en la circonstance, son aval ? Si oui, le paradoxe s’avère, on en conviendra, énorme : voilà que la France se met maintenant à porter atteinte, au nom des droits de l’homme, à la liberté d’expression ! Car la menace d’un danger au maintien de l’ordre public, motif au départ invoqué pour procéder à pareille interdiction, ne saurait être ici recevable : le spectacle de Dieudonné était censé se dérouler en une enceinte limitée et fermée, sous haute protection policière et quadrillée par quelques militaires.

Quant au fait de lier le respect de la dignité humaine (précepte certes éminemment louable en soi) à celui de l’ordre public, c’est effectuer là un amalgame conceptuel pouvant conduire à une tout aussi inacceptable dérive totalitaire sur le plan politico-idéologique. Car, à ce compte là, c’est tout un pan de la culture française, malheureusement pour elle, qu’il faudrait alors logiquement, suivant le même raisonnement, occulter, sinon prohiber de manière tout aussi drastique. Exemples, et non des moindres, puisqu’ils appartiennent au panthéon de la littérature nationale : faudra-il donc bannir également de toute publication, pour leurs ignobles propos antisémites, un Louis-Ferdinand Céline, pourtant encensé par l’intelligentsia, y compris de la gauche libertaire ou radicale et non seulement germanopratine, ou un Drieu La Rochelle, qui préféra se suicider plutôt que d’avoir à subir, après l’effroyable épuration qui porta jusqu’au peloton d’exécution certains des pires collabos, l’odieuse et lâche vindicte de ses pairs (à la notable exception du grand Albert Camus) ?

Certes l’actuel et très zélé ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, qui interdit aussi facilement Dieudonné qu’il expulse arbitrairement les Roms, a-t-il prétexté également, pour justifier sa décision, le caractère haineux des propos infâmes de Dieudonné, ce pseudo-humoriste dont on ne sait si c’est la vulgarité ou l’ignorance qu’il faut le plus blâmer et même, avouons-le très franchement, condamner. Mais voilà, là aussi, que le piège pourrait bien se refermer, si l’on n’y prend garde, sur celui-là même qui pensait l’avoir tendu : cette incendiaire haine que Valls prétend ainsi éteindre risque, au contraire, de s’attiser, tel le plus périlleux des boomerangs, aux confins de ces banlieues, qu’elles soient à Paris ou Marseille, Lille ou Lyon, réputées « sensibles » ou « difficiles », pour ne pas dire incontrôlables.

Mais, surtout : Manuel Valls, que cautionne bien évidemment là le Président de la République en personne, François Hollande, s’est-il rendu compte qu’en plaçant ainsi la censure de l’Etat (car il s’agit bien, en cet emblématique cas, de censure) au-dessus des règles de la Justice, il rendait alors caduc l’enseignement du grand Montesquieu lui-même lorsqu’il préconisait, afin de mieux préserver la démocratie précisément, une stricte séparation des pouvoirs (législatif, exécutif, judiciaire), ainsi qu’il le donne à voir dans son indépassable Esprit des Lois ?

Conclusion ? Je m’en remettrai donc, en guise de morale à cette sordide fable entre Dieudonné et Valls, à cette exemplaire sentence de Voltaire, Lumière d’entre les Lumières : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire ! ». Car il n’est pas de démocratie qui vaille, ni ne tienne, sans cette magistrale et décisive preuve de tolérance, principe que les authentiques humanistes souhaiteraient universel.

À propos (autre inénarrable, s’il n’était tragique, paradoxe) : les Français savent-ils que leur prix littéraire le plus prestigieux, ce Prix Goncourt dont ils s’enorgueillissent tant, est la création, en la personne d’Edmond de Goncourt, de l’un des plus abjects homophobes, misogynes et antisémites (tiens, quand l’on parle du loup !) que la culture française ait, hélas, connu ? S’ils en doutaient, je leur conseille vivement de lire avec attention, au lieu de se laisser berner par la bien-pensance ambiante, son tristement célèbre Journal. Dieudonné, « victimisé », pour son plus grand bonheur populaire et succès médiatique, à outrance, est, à côté, un enfant de chœur. Peut-être viendrait-il alors à Valls et Cie, chantres de la police des mœurs, l’irrésistible mais misérable envie de remettre aussi en cause, dans leur nouvelle et obsessionnelle manie d’interdire (voir, tout récemment, la répression touchant la prostitution), certains déjeuners chez Drouant, compagnie parisienne ne craignant pas de glorifier encore, fût-ce a posteriori, les prétendus mérites d’un personnage aussi infréquentable, pour qui en a lu certaines pages particulièrement immondes, que ledit Goncourt !

*Photo : David Vincent/AP/SIPA. AP21505358_000023.



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est philosophe, auteur de La Philosophie d’Emmanuel Levinas – Métaphysique, esthétique, éthique (Presses Universitaires de France), Oscar Wilde (Gallimard), Manifeste dandy (François Bourin Editeur).

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