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Drones de drames


Drones de drames

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Il faut se faire une raison : la guerre chevaleresque, celle où les  protagonistes se combattent sans merci mais avec respect mutuel, fait désormais partie des légendes historiques illustrées par des œuvres littéraires grandioses et surannées. La guerre ne fut jamais uniquement une affaire de gentlemen, pas plus que le simple affrontement d’ignobles salopards. Il y eut des hommes d’honneur dans la Wehrmacht nazie, et des pillards, violeurs et assassins dans les armées alliées. On lira avec profit à ce sujet L’Europe barbare, de l’historien britannique Keith Lowe (éditions Perrin), qui tente en quelque sorte de mesurer le rapport de forces moral entre les armées engagées.

Dans nos modernes guerres, dites « asymétriques », où des États développés, technologiquement avancés, affrontent des entités non-étatiques ne disposant que d’un armement primitif, voire artisanal, il en va tout autrement. Le « faible » ne cherche pas à vaincre militairement l’adversaire, mais à ôter au « fort » la légitimité politique et morale de poursuivre son combat. Cette stratégie avait permis au général nord-vietnamien Vo Nguyen Giap de venir à bout de la superpuissance américaine en 1975[access capability= »lire_inedits »] : les offensives nord-vietnamiennes de la fin de la guerre, très coûteuses en vies humaines pour les assaillants, ne visaient pas à conquérir des objectifs stratégiques majeurs imprenables, mais à tuer le maximum de soldats américains pour démoraliser l’arrière. Le taux des pertes nord-vietnamiennes était dix fois plus élevé que celui  de l’US Army. Pourtant, cette dernière dut plier bagage en catastrophe. L’Amérique ne supportait plus de voir chaque jour à la télé des avions remplis de cercueils décharger leur macabre cargaison. C’était la version terrestre de la tactique des kamikazes utilisée par le Japon au cours de la Seconde Guerre mondiale. Parallèlement, la propagande communiste, relayée par les organisations pacifistes en Occident, se déchaînait pour dénoncer les crimes commis contre la population civile par le corps expéditionnaire américain. Bien souvent, ces « crimes de guerres » étaient de pures et simples inventions ou le fruit d’une tactique consistant à agresser l’ennemi à partir de zones densément peuplées.

Toutefois, il s’agissait encore de l’affrontement d’armées dites « régulières », et d’États rationnels capables de régler un conflit de manière classique (cessez-le-feu, armistice, négociations et traité de paix comportant souvent une amnistie générale). La diabolisation systématique de l’ennemi à travers son assimilation aux grands criminels politico-militaires du XXe siècle n’était pas encore devenue un élément central de la rhétorique guerrière et une arme décisive dans un champ de bataille mondialisé, où l’opinion publique des pays démocratiques est l’objet de toutes les sollicitations.

À la différence des guerres post-coloniales, le conflit en cours entre les islamistes radicaux et les démocraties occidentales et leurs alliés n’est pas destiné à trouver une issue classique, comme celle décrite ci-dessus. L’objectif ultime des djihadistes de toutes obédiences n’est autre que l’établissement d’un califat mondial. Ils entendent l’imposer non seulement au Dar al-islam, les terres considérées par eux comme terre d’islam, mais également au Dar al-harb, le territoire de la guerre, dominé par les infidèles, les minorités musulmanes étant, à leurs yeux, l’avant-garde de l’islamisation future de ces pays.  L’irréalisme de ce projet n’empêche pas ceux qui le portent de croire dur comme fer à son avènement inéluctable. Il ne peut donc pas s’établir entre les protagonistes de compromis westphalien assurant, pour un temps indéterminé, la paix et la prospérité des régions concernées.

Du côté occidental, il n’est donc plus tabou d’affirmer que le but ultime de la guerre est l’éradication (en langage clair, l’anéantissement) des terroristes djihadistes, comme l’a déclaré Jean-Yves Le Drian  au début de l’opération « Serval » au Mali. Or, dans la lutte contre les groupes armés islamistes radicaux, une arme s’est révélée redoutablement efficace depuis sa généralisation en 2008 : les drones, dotés de missiles capables d’atteindre un objectif de taille limitée avec une très grande précision, et dont l’utilisation présente zéro risque pour le militaire chargé de guider l’engin à partir d’une base située en Floride ou au Nevada. Les drones ont permis l’élimination ciblée de chefs djihadistes au Pakistan, en Somalie et au Yémen, ainsi que d’unités combattantes de talibans en Afghanistan. C’est l’exact contraire de l’arme préférée des terroristes islamistes, l’attentat-suicide : elle cible l’ennemi repéré, identifié et lui seul. Elle ne met pas en danger la vie de celui à qui on ordonne de l’utiliser. L’attentat-suicide modèle islamiste vise essentiellement des civils innocents et exceptionnellement des forces armées ennemies, et tue à coup sûr celui qui le perpètre. La guerre des drones infligeant des dommages considérables aux djihadistes, sa diabolisation est devenue une priorité pour eux. Ainsi toute « bavure », inévitable même avec les armes les plus sophistiquées, surtout lorsque les terroristes se terrent à dessein au milieu des populations civiles qui n’en peuvent mais, est-elle efficacement montée en épingle, avec le concours des « idiots utiles » qui pullulent sur les réseaux dits « sociaux ».

En France, le philosophe Grégoire Chamaillou entre plutôt dans la catégorie des auxiliaires zélés. Sa  Théorie du drone, parue au printemps, a été portée au pinacle dans la presse « de gauche » et même au-delà. Sous un emballage pseudo-savant, Chamaillou se livre à une défense et illustration du « courage » des auteurs d’attentats-suicides, qu’il oppose à la prétendue « lâcheté » de ceux qui donnent la mort depuis leur bureau climatisé, à des milliers de kilomètres de la cible : « Drone et kamikaze se répondent comme deux motifs opposés de la sensibilité morale. Deux ethos qui se font face en miroir, et dont chacun est à la fois l’antithèse et le cauchemar de l’autre. Ce qui est en jeu dans cette différence, du moins telle qu’elle apparaît en surface, c’est une certaine conception du rapport à la mort, à la sienne et à celle d’autrui, au sacrifice ou à la préservation de soi, au danger et au courage, à la vulnérabilité et à la destructivité. Deux économies politiques et affectives du rapport à la mort, celle que l’on donne et celle à laquelle on s’expose. Mais aussi deux conceptions opposées de l’horreur, deux visions d’horreur. » Peu importe à Chamaillou que les drones constituent la meilleure réponse, parce que la moins coûteuse possible en vies innocentes, aux agissements terroristes : il voit, lui, deux formes équivalentes de barbarie. Et « équivalente » est une façon de parler. Ceux qui n’auraient pas compris lequel des deux ethos a la faveur de Chamaillou seront édifiés par sa réponse à l’éditorialiste du Washington Post, Roger Cohen, qui trouve « franchement répugnant » que des enfants de kamikazes soient exhibés et encensés afin que les autres enfants les jalousent d’avoir un parent mort. Face à cette glorification de la mort, Chamaillou estime que  « l’amour de la vie » des Occidentaux est bien suspect : « La vieille idole du sacrifice guerrier, tombée directement de son piédestal dans l’escarcelle de l’ennemi, est devenue le pire des repoussoirs, le comble de l’horreur morale. Au sacrifice, incompréhensible et ignoble, que l’on interprète immédiatement comme un mépris de la vie sans s’aviser qu’il implique peut-être plutôt d’abord un mépris de la mort, on oppose une éthique de l’amour de la vie − dont le drone est sans doute l’expression achevée. » Coquetterie ultime, on concède que « nous », la vie, nous la chérissons tellement que nous la couvons sans doute de façon excessive. Un trop-plein d’amour qui serait pour sûr excusable si tant d’auto-complaisance ne faisait suspecter l’amour-propre. Car bien sûr, ce sont « nos » vies, et pas la vie en général, que « nous » chérissons.

Pour Chamaillou, le porteur d’une ceinture de bombes, qui va se faire exploser sur un marché  à Kaboul, à Bagdad ou ailleurs, avec la certitude  d’ôter la vie à des civils, est donc l’héritier du héros guerrier sacrificiel, tandis que celui qui peut tuer ceux qui lui veulent du mal avec la certitude de préserver sa vie est un barbare. Autrement dit, on n’a le « droit de tuer » que si on est prêt à faire le sacrifice de sa propre vie, y compris quand on ne cherche qu’à se défendre contre un agresseur sans pitié. En attendant, comme l’a fort bien démontré le journaliste américain William Saletan, du site (de gauche) Slate.com, dans toute l’histoire récente des guerres, les drones sont l’arme qui enregistre le plus faible taux de dommages dits « collatéraux ». Cela explique d’ailleurs qu’ils soient considérés comme diaboliques par les djihadistes, les Chamaillou et les repentants de toutes nos turpitudes passées, présentes et à venir : ils rendent le riche plus miséricordieux, donc moins haïssable.[/access]

*Photo : Mohammad Sajjad/AP/SIPA. AP21074133_000001.

Octobre 2013 #6

Article extrait du Magazine Causeur



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