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François Burgat : Al-Sissi est pire que Morsi


François Burgat : Al-Sissi est pire que Morsi

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Daoud Boughezala. Vous avez souvent déclaré, ces dernières années, qu’une fois arrivés au pouvoir, les Frères musulmans auraient du mal à faire pire que les dictatures nationalistes arabes. À en juger par le fiasco de la présidence Morsi, vous vous trompiez…

François Burgat[1. Politologue, spécialiste des mouvements islamistes contemporains, François Burgat poursuit ses réflexions au sein de l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman d’Aix-en-Provence. On lui doit notamment l’essai L’Islamisme en face (La Découverte, 1995).]. Pas du tout ! Si Mohamed Morsi a échoué, c’est en grande partie parce que, dans cette période exceptionnellement exigeante, il n’a jamais disposé des leviers de commande. L’appareil judiciaire, resté aux mains de l’ancien régime, a tué dans l’œuf toute ses tentatives de refonder l’État. Morsi n’a jamais réussi à prendre d’ascendant sur l’armée, ni sur le puissant ministère de l’Intérieur qui ont constamment saboté sa gestion, en cessant notamment d’assurer les missions de police urbaine. L’essentiel de l’appareil économique lui échappait et des pénuries d’essence ont carrément été organisées par les distributeurs de carburant ! En outre, la presse égyptienne, largement restée fidèle à l’ancien régime, n’a pas contribué à donner une juste vision des choses. Au lendemain de la déposition de Morsi, des journalistes égyptiens ont même agressé verbalement et physiquement leurs confrères d’Al-Jazira, coupables d’avoir dit la vérité sur la répression…

Soit, Morsi avait l’armée contre lui. Mais cela ne l’empêchait pas d’ouvrir sa courte majorité électorale aux autres forces politiques et religieuses. Même Tariq Ramadan a critiqué son exercice solitaire du pouvoir[1. « Les Frères musulmans sont dans une impasse», entretien avec Tariq Ramadan, Le Parisien, 19 août 2013.] !   Il semblerait que les Frères musulmans confondent démocratie et tyrannie de la majorité…

On lance un peu vite cette accusation contre les Frères musulmans égyptiens − mais aussi contre les Tunisiens d’Ennahda – de chercher à constituer une « dictature de la majorité ». Malgré des erreurs de gestion et de communication, voire une certaine frilosité dans ses relations avec d’éventuels alliés laïques (pour autant que ceux-ci aient réellement existé, ce qui reste à démontrer),  je persiste à penser que Morsi a fait moins mal, sur le terrain des libertés, que ses prédécesseurs et ses successeurs militaires. N’oubliez pas qu’en plus d’être l’auteur du plus grand massacre de l’histoire contemporaine de l’Égypte, le général Al-Sissi a foulé au pied la liberté d’expression. Du jour au lendemain, il a fermé les moyens d’information privés dont disposaient les Frères et emprisonné leurs dirigeants, lorsqu’il ne les a pas tout simplement assassinés !

La plupart des Égyptiens ne sont pas de votre avis. Sur les millions de manifestants anti-Morsi qui ont finalement obtenu son éviction, on dénombrait de nombreux sympathisants islamistes. Même les salafistes ont fini par lâcher le président qu’ils avaient contribué à faire élire !

Permettez-moi de vous rappeler une évidence : ce sont les élections, pas des manifestations dont l’ampleur se prête à toutes les exagérations médiatiques, qui donnent la mesure de l’humeur et des aspirations des électeurs.  On ne peut pas reprocher tout et son contraire à Morsi. À vous entendre, ce dernier serait à la fois trop islamiste pour plaire à ses opposants « libéraux » et pas assez pour garder la confiance des salafistes ! En réalité, ces derniers l’ont rallié très fugitivement, à l’occasion de sa candidature à la présidentielle… avant de lui retirer leur soutien. Ils ont ensuite mené une véritable guerre de harcèlement contre le président élu, jusqu’à cautionner sa déposition par les militaires.

Pourtant, il existe une réelle proximité idéologique entre l’aile la plus radicale des Frères musulmans, influencée par les écrits de Sayyid Qotb[2. Sayyid Qotb (1906-1966) est l’un des pères de l’islamisme contemporain. Poète et intellectuel, cet intellectuel frère musulman fut pendu sur ordre de Nasser.], et la mouvance salafiste notamment représentée par Al-Nour…

Détrompez-vous : la  réticence à l’égard des Frères est quasi constitutive de l’identité religieuse des salafistes.[access capability= »lire_inedits »] Contrairement à ces derniers, les membres de la Confrérie contextualisent la norme religieuse, ce qui ouvre la voie à un certain réformisme musulman. De plus, jusqu’à une date récente, la totalité des salafistes récusaient le principe même de l’engagement politique qui est la marque de fabrique des Frères. Leur « apolitisme » a d’ailleurs toujours fait d’eux une cible propice aux manipulations des autorités. Le soutien de Al-Nour au coup d’État du général Al-Sissi montre que sa rivalité avec les Frères a vite repris le pas, après leur « moment »  oppositionnel à l’ancien régime.

En attendant, les rivaux d’hier sont à nouveau ligués contre le gouvernement intérimaire : les partisans d’Al-Nour défilent aujourd’hui aux côtés de ceux de Morsi…

 La base du parti Al-Nour a attendu le lendemain du massacre de l’académie militaire[1] pour rejeter la « feuille de route » derrière laquelle les militaires prétendaient masquer la restauration arbitraire de leur pouvoir. Cependant, il n’est pas exclu, malgré ce retard à l’allumage, que l’on voie les rangs islamistes se resserrer, sinon s’unifier – on peut alors compter sur le régime pour renforcer discrètement  les salafistes, toujours convaincus que les Frères sont l’ennemi principal. Et la recomposition de la scène islamiste égyptienne ne s’arrêtera sans doute pas là. Pour la mouvance djihadiste, opposée depuis toujours aux « concessions » et à la stratégie légaliste des Frères, le coup d’État est une bénédiction, la preuve tangible de ce que jamais on ne laissera des musulmans accéder au pouvoir par la voie légale. On imagine aisément la suite : la répression menée par les militaires et sa cohorte d’exactions susciteront un nombre croissant de vocations au martyre. Ainsi, on aura offert à la mouvance djihadiste une place de choix dans le jeu politique.

Il est possible que les candidats au djihad se multiplient. Toujours est-il que Morsi a été conspué par la rue et que certains Frères, réfugiés dans les mosquées, manquent parfois d’être  lynchés par la foule. Les gouvernements islamistes turc et tunisien affrontent de larges mouvements de contestation. Et si les peuples arabo-musulmans étaient en train de sonner le glas de l’islamisme ?

Vous allez bien vite en besogne ! L’Histoire est un long processus : la sanglante contre-révolution menée par l’armée égyptienne ne clôt aucunement l’histoire contemporaine des Frères musulmans. Ne confondez jamais la « foule » et les milices du régime ! Depuis plus de trente ans, on nous annonce triomphalement l’échec de l’islam politique et la caravane islamiste continue imperturbablement son chemin. Nous ne voyons pas que l’Histoire fonctionne par cycles : l’arrivée au pouvoir, ici et là, de partis islamistes, amorce indéniablement le processus de leur usure et la fin du moment « islamiste » de l’histoire régionale arabe. Et puis, cela recommence, à chaque fois sous un autre visage…

Vous réfutez l’érosion de l’islamisme tout en annonçant son déclin inexorable. Il faudrait choisir, vous aussi !

Non, car tout est une question de rythme. La lente mutation qui amènera le reflux de l’islam politique s’esquisse à peine : ni l’Égypte, ni la Tunisie, ni la Turquie n’ont entamé cette phase de déclin. Le « parler musulman » a encore de beaux jours devant lui. [/access]

Septembre 2013 #5

Article extrait du Magazine Causeur



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