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Théorie du genre, exception culturelle, baccalauréat, laïcité


Théorie du genre, exception culturelle, baccalauréat, laïcité

alain finkielkraut pape

Qu’est-ce que la théorie du genre ? (2 juin 2013)
Élisabeth Lévy. La loi d’orientation scolaire est actuellement en discussion à l’Assemblée. D’ores et déjà, le groupe socialiste y a glissé un amendement introduisant dans les missions de l’École une éducation à la théorie du genre. Au même moment, un syndicat d’enseignants propose à ses adhérents des outils pédagogiques pour lutter contre la transphobie, tels que fameux livre Papa porte une robe. Commençons par une définition : qu’est-ce que la théorie du genre ?
Alain Finkielkraut. Comme le rappelle Robert Legros dans son livre L’Avènement de la démocratie, un fait a été mis en lumière par les sciences de l’homme : il n’est aucune société humaine qui n’appartienne à une culture. Nous voyons le monde avec nos yeux, mais nos yeux sont déjà imprégnés d’une manière particulière de sentir et de comprendre. La théorie du genre radicalise cette proposition. Elle dégage les catégories d’homme et de femme de toute vision naturaliste. Le sexe, dit-elle, est un genre historiquement et culturellement construit.
Aux révolutionnaires qui croyaient pouvoir faire table rase du passé, le romantisme avait déjà rappelé l’irréductible enracinement de l’homme dans l’Histoire. Mais les romantiques en déduisaient que cette Histoire devait être respectée. La postmodernité tire la conclusion inverse : puisque rien n’est naturel, tout peut être remodelé. Ainsi se met en marche, avec la théorie du genre, un mouvement de transformation de notre démocratie en maison de redressement des vivants et des morts. Pour briser les stéréotypes, on fera bientôt en sorte que les petites filles jouent au ballon et l’on donnera des poupées aux garçons. Il faudra aussi corriger l’ « hétérocentrisme » de notre patrimoine littéraire. Sous prétexte d’affranchir l’humanité des préjugés qui l’accablent, la théorie du genre se donne pour mandat de façonner un homme ou, plus exactement, un être humain nouveau. Je hais les grands mots, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que cette ambition constructiviste a quelque chose de totalitaire. Il y a d’autres moyens de lutter contre la bêtise et la méchanceté homophobes.
Exception culturelle : la France est-elle réactionnaire ? (23 juin 2013)
Le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, a affirmé que la volonté française d’exclure le secteur audiovisuel des négociations commerciales transatlantiques était une attitude « réactionnaire ». Les artistes défenseurs de l’exception culturelle, qui sont d’habitude considérés comme la pointe avancée du progrès et de la modernité, se retrouvent ainsi affublés d’un qualificatif qu’ils vous décernent volontiers !
José Manuel Barroso a déclaré : « L’exception culturelle française fait partie de la campagne antimondialisation que je considère comme totalement réactionnaire. » L’unité européenne reposait autrefois sur la religion commune puis, avec les Temps modernes, la religion a cédé la place à la culture et, comme l’écrit Kundera dans un article déjà ancien sur la tragédie de l’Europe centrale : « La culture, à son tour, cède aujourd’hui la place. Mais à quoi et à qui ? »
Réponse triomphale du président de la Commission européenne : « Au marché ». L’Europe est appelée à se dissoudre, nous dit-il, dans le marché mondial sans frontières. Et honnis soient ceux qui résistent à ce mouvement. Ils raisonnent encore en termes d’appartenance, ils dressent des murs entre les nations et les continents et, à l’intérieur des nations et des continents, entre la culture et la culture de masse.
Barroso, lui, n’est pas un garde-frontière. Il est du côté de l’égalité contre l’élitisme, de l’union contre la séparation, de l’ouverture contre le repli, de la liberté de circulation contre toutes les formes de protectionnisme. Il est donc progressiste puisqu’il applaudit l’irrésistible mouvement de l’humanité vers son unification.
À ce progressisme libéral, il ne faut pas répondre par un autre progressisme mais par un autre paradigme. Non pas changer le monde ou refaire le monde, mais, comme le disait Camus, « empêcher que le monde ne se défasse ». Et s’il est « réactionnaire » de vouloir sauver ce qui peut l’être, alors va pour « réactionnaire ».
Les propos de Barroso sont tellement arrogants qu’ils aideront peut-être la gauche à prendre conscience qu’elle ne peut plus continuer à encenser le même monde sous le nom de « moderne » et à le flétrir sous le nom de « capitaliste ». Cette dualité, déjà pointée par Péguy, est devenue absolument intenable.
L’effondrement du bac (23 juin 2013)
D’après le syndicat Sud de l’académie d’Orléans-Tours, les professeurs de français ont été sommés de surnoter les oraux sur 24, de façon à remonter la moyenne de l’académie, qui fait tache dans le palmarès français du bac. Je précise cependant que la ministre de l’Enseignement supérieur a démenti.
 Non, elle n’a pas démenti. [access capability= »lire_inedits »] Elle a constaté que les examinateurs de cette académie notaient plus sévèrement que leurs collègues et qu’il était normal de procéder à un rééquilibrage. Ainsi l’administration elle-même met en demeure les enseignants de tricher pour s’assurer que 85% des élèves obtiennent leur baccalauréat. Cet examen est donc une mascarade, le village Potemkine qui dissimule sous ses statistiques triomphales le désastre de notre système scolaire. Nous vivons sous le règne du mensonge, un mensonge officiel, un mensonge soviétique, un mensonge d’État beaucoup plus grave que la dissimulation par un ministre de son compte bancaire à l’étranger. Mais ce mensonge n’émeut nullement les croisés de la transparence.
 L’ascension du Front national (23 juin, 30 juin)
 Malgré les appels vibrants au « front républicain », dimanche 23 juin, 47% des électeurs de la 1ère circonscription du Lot-et-Garonne ont accordé leur suffrage au candidat du FN plutôt qu’à celui de l’UMP, qui a toutefois été élu. Le Monde entame déjà la vieille antienne du « front républicain » et de la « lepénisation des esprits » dont Nicolas Sarkozy porterait la responsabilité.
 On parle de « lepénisation des esprits » aujourd’hui dès qu’on essaie d’appeler les choses par leur nom. Ce qui fait le jeu du Front national, c’est la volonté d’occulter la réalité pour ne pas faire le jeu du Front national.
Au lendemain des émeutes de 2005, Marion Van Renterghem est allée, pour le journal Le Monde, enquêter à La Courneuve, dans la « cité des 4000 ». Elle y a rencontré une femme, Catherine C., que la vie n’a pas épargnée. Cette femme qui a cinq enfants, de 19 à 28 ans, a été déçue par les socialistes et même par la droite mais, écrit Marion Van Renterghem, « elle pourrait se retrouver à l’extrême droite ». Elle dit en avoir assez « de ne parler à personne, de croiser des femmes voilées qui ne la regardent pas, d’entendre le Coran à fond les cassettes, d’être regardée d’un drôle d’air si elle fume pendant le ramadan ». Et elle ajoute : « Je me sens carrément isolée, je suis une toute petite minorité. C’est difficile de devenir une minorité chez soi, vous savez. »  Son compagnon est juif. Un de ses fils s’est converti à l’islam pour être comme tout le monde. Cet article, qui m’avait terriblement impressionné lors de sa parution, est largement cité dans l’ouvrage testamentaire de Dominique Venner, le suicidé de Notre-Dame : Un Samouraï d’Occident. Ancien militant fasciste, Dominique Venner y défend une idée de l’Europe païenne et chtonienne où, c’est le moins qu’on puisse dire, je ne me reconnais pas. Mais pourquoi faut-il que ce soit lui, et seulement lui, qui recueille le témoignage de Catherine C. ? Le dédain de la gauche pour ce malheur-là est inexcusable. Elle devrait n’avoir rien de plus pressé que de l’arracher à l’extrême droite.
Le rapport Bianco sur la laïcité (30 juin)
Dans un entretien au Monde, le président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, déclare que « les atteintes à la laïcité ont peut-être été surestimées ». Pourtant, la crèche Baby Loup risque de déménager et Malika Sorel, membre de la défunte « mission laïcité » du Haut Conseil à l’intégration, écrit dans ce numéro que « la laïcité a été toutes ces dernières années la cible d’offensives répétées de moins en moins feutrées ».  Qui faut-il croire ? Auriez-vous, aurions-nous exagéré les problèmes ?
 Après la décision de la Cour de cassation qui annulait le licenciement d’une employée voilée de la crèche Baby Loup, le Président de la République a chargé l’Observatoire de la laïcité,  que préside Jean-Louis Bianco, de réfléchir à une extension de la loi prohibant les signes religieux ostentatoires. Et voici qu’au moment de présenter son rapport d’étape, Jean-Louis Bianco déclare, tout content : « La France n’a pas de problème avec la laïcité. » Pas de problème dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les entreprises, pas de « territoires perdus de la République ». La France, en revanche, a un grave problème d’islamophobie : « Lorsque nous préconisons telle ou telle mesure, éventuellement telle ou telle loi, il faudra se demander si elle est stigmatisante pour certaines personnes, si elle contribue à apaiser ou à durcir les rapports entre les Français. Il faut redonner l’idée que la laïcité est un principe de liberté, la promouvoir et la rendre aimable. Sur ce sujet, le mot d’ordre du Président de la République est clairement l’apaisement. » Cet apaisement ressemble furieusement à l’apeasement de sinistre mémoire. Sauf qu’il n’est pas encore commandé par la peur des plus forts, mais par le souci des humbles, par la compassion pour ceux qui apparaissent comme défavorisés ou, selon le grand mot du siècle, « stigmatisés ». On ne dira jamais assez le mal qu’une certaine idée de la bonté a fait et continue de faire à la vérité, au fameux « vivre-ensemble », et donc finalement au Bien. Il est vrai que la prise en compte des atteintes à la laïcité, si nombreuses en réalité, obligerait Jean-Louis Bianco à réviser son système de pensée. Dans ce système, il n’y a pas de place pour quelque chose comme un « choc des civilisations ». Il y a des luttes bien sûr, mais jamais elles ne prennent leur source dans des questions d’appartenance, de culture ou de religion. C’est l’économie qui est déterminante en dernière instance. Tel est le credo, tel est le dogme commun à la gauche socialiste et à la droite libérale. Certes, la pensée de Jean-Louis Bianco a une dimension postcoloniale. Il intègre la composante culturelle de la réalité. Mais c’est pour dire que la reconnaissance mutuelle et égalitaire résoudra tous les problèmes de cohabitation.
Élisabeth Badinter qui est, rappelons-le, la marraine de Baby Loup, vient de perdre la partie. La gauche Bianco a vaincu la gauche Badinter. La gauche béate a terrassé la gauche inquiète et lucide. Ce qui permet à la droite de la droite de mener seule le combat pour la laïcité et de récolter les bénéfices électoraux de cet engagement.
Nelson Mandela (30 juin)
À 94 ans, l’ancien président sud-africain Nelson Mandela, qui a mis fin à l’apartheid avec Frederik de Klerk, est hospitalisé depuis trois semaines, et les chaînes d’info nous gratifient de toutes sortes de détails sur son état. Que vous inspire cette longue agonie en direct ?
L’information en continu nous condamne à l’indiscrétion. Mais cela ne doit pas nous cacher l’essentiel : Mandela est un grand homme. Il a su choisir, pour sortir de l’apartheid, la voie de la réconciliation et non celle de la confrontation. Il ne s’est pas laissé envoûter par le jusqu’auboutisme et la rhétorique révolutionnaire des mouvements de lutte pour l’indépendance. Le Mandela qui sort de prison et qui négocie avec de Klerk, c’est d’abord l’anti-Frantz Fanon. On se souvient des mots terribles de Sartre dans sa préface aux Damnés de la terre : « Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé. Restent un homme mort et un homme libre. Le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. » Mandela, c’est aussi l’anti-Mugabe. Il n’a pas, comme ce dernier, ruiné son pays en imputant aux fermiers blancs la responsabilité de l’incurie et des crimes. Sachant profiter de la chute de l’URSS pour rompre avec la radicalité de son propre mouvement, l’ANC, il a été une très haute figure politique et morale. Reste à savoir maintenant si Nelson Mandela est aujourd’hui l’incarnation de l’Afrique du Sud ou son antithèse. On est en droit de se poser la question quand on voit Winnie Mandela, son ex-femme, pérorer sur les marches de l’hôpital. Winnie Mandela possédait dans les années 1980 un club de football dont les joueurs étaient, en fait, ses hommes de main. Ils ont tué et torturé des dizaines de personnes, et elle a comparu devant la commission Vérité et Réconciliation. Il ne faudrait pas que la stature de « Madiba » dissimule les pratiques anciennes de l’ANC (les « collaborateurs » brûlés vif), ni surtout la situation actuelle, c’est-à-dire la corruption massive et la violence croissante.
Dans une tribune publiée par Libération en juillet 2008, l’écrivain André Brink raconte ce fait divers banal : son neveu a été tué à bout portant par des voleurs qui ont pu ainsi s’emparer de deux téléphones portables et d’un ordinateur. Brink critique l’incurie de la police, dénonce le népotisme et affirme que la discrimination positive a atteint des extrêmes ridicules qui ont conduit à l’exil bon nombre des personnes les plus qualifiées du pays. Il dit aussi qu’il ne quittera pas l’Afrique du Sud et il cite, à l’appui de son obstination, ces vers admirables de Rilke : « Oh, non que le bonheur existe réellement. Mais parce qu’être ici est beaucoup, et parce que toutes choses ici, si fugaces, semblent nous réclamer et nous concernent étrangement. »
Dans un sketch présenté à la télévision sud-africaine, on voit un gangster qui fait la leçon à des petits élèves noirs. Il leur apprend l’art du vol à main armé : « Vous avez besoin d’un informateur pour vous dire où est l’argent. Une fois dans la place, vous faites ce que vous avez à faire et, si vous êtes pris, you blame it on the legacy of apartheid. » : « Vous accusez l’héritage de l’apartheid. » Et les petits élèves répètent en chœur : « Blame it on the legacy of apartheid ! »
Ce qui est digne d’amour en Afrique du Sud, c’est ce sens de l’autodérision, c’est le patriotisme rilkien d’André Brink, c’est la noblesse de Mandela, mais ce n’est certainement pas l’image irénique de la « coalition arc-en-ciel ».[/access]

Eté 2013 #4

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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