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Le franglais tel qu’on le parle

Notre langue en état de putréfaction


Le franglais tel qu’on le parle
L'écrivain René Etiemble (1909-2002) © ULF ANDERSEN / Aurimages via AFP

L’Académie française tire la sonnette d’alarme pour la énième fois : notre belle langue française est contaminée par l’anglais au-delà de ce que les Immortels jugent acceptable. Peut-être faut-il expliquer ce qui se joue dans cette invasion du globish — qui est à l’anglais ce qu’une commode est à votre — vous m’avez compris.

En 1964, le très brillant professeur René Etiemble, ordinairement spécialiste de Rimbaud et de Confucius, publiait Parlez-vous franglais ?. Succès immédiat. Rappelons qu’à cette époque où la « pub » s’appelait encore la réclame, les seuls slogans anglais qu’on lisait sur les murs étaient les « US go home ! » peints en rouge par le PCF. 

C’est dans ce contexte d’après-guerre qu’il faut comprendre l’interrogation narquoise d’Etiemble. Le français n’était alors contaminé par l’anglais qu’à la marge, l’utilisation de mots détachés témoignait d’un snobisme (c’est l’époque où « surprise-party » remplace « soirée ») réservé à quelques imbéciles en rupture de bourgeoisie qui croyaient chic de parler la langue des GI. 

La réaction d’Etiemble était drôle parce que personne n’imaginait que le français, que l’on enseignait alors sérieusement à l’école, pût être menacé par l’idiome de l’ennemi héréditaire — qui n’a jamais été l’allemand, mais l’anglais, relisez donc Vingt mille lieues sous les mers, où le capitaine Nemo coule les vaisseaux de la perfide Albion. On disait d’ailleurs « franglais » sans trop réaliser qu’il s’agissait d’américanismes, et que le Plan Marshall avait une contrepartie : la mise en quarantaine des cultures du vieux continent, et à terme leur dissolution dans un flot de dollars.

Nous y sommes — et c’est tout autre chose que les dérives anecdotiques des années 1960. Notre culture tout entière est en train de basculer. Ce ne sont plus quelques mots — dont Sophie de Menthon a dressé la liste dans un article plaisant — qui s’insèrent dans la langue française, c’est une contre-culture qui envahit la nôtre, ou ce qu’il en reste.

L’Académie Française a donc confié à quelques-uns de ses membres les plus éminents, dont Danièle Sallenave ou Florence Delay, la tâche de sonner l’alerte. Mais est-il encore temps ? Et peut-on redresser la langue sans réformer l’éducation, où tant d’enseignants ont baissé les bras devant le jargon de leurs élèves ?
Dans les couloirs de l’Élysée, depuis cinq ans, on s’interpelle dans la langue de Shakespeare — pardon : la langue de Mark Zuckerberg et Jeff Bezos. Ça fait chic, ça fait choc, et ça renvoie dans les oubliettes de l’Histoire ceux qui s’obstinent à parler la langue de Molière — pardon : la langue d’Aya Nakamura, comme nous l’a expliqué récemment le député LREM Rémy Rebeirotte. Pensez donc que Jean-Marie Le Pen fut l’un des derniers à oser en public un imparfait du subjonctif, et que Zemmour passe pour un extraterrestre parce qu’il s’exprime en gros dans un français correct. 

La chanteuse Aya Nakamura, 2019 © LAURENT VU/SIPA Numéro de reportage: 00895088_000034.

La grammaire, pensent certains profs de Français (et si on me cherche, je vais publier des noms) est une lubie réactionnaire. Tout récemment dans un collège marseillais, une titulaire du CAPES de Lettres ignorait ce qu’était un complément du nom. « Ah oui, un prédicat », rectifia-t-elle, reprenant le jargon pseudo-linguistique imposé par Vallaud-Belkacem et les ânes de son ministériat lors de la dernière réécriture des programmes, en 2015. 

Preuve au passage qu’elle ne savait pas non plus ce qu’est un prédicat, qui n’est pas du tout un complément du nom. Mais que savait-elle vraiment ?

J’ai tenté d’expliquer tout cela en 2017 en publiant C’est le français qu’on assassine. Je voulais l’intituler « Encore eût-il fallu que je le susse », l’éditeur n’a pas voulu — tant pis, c’était un bien meilleur titre et l’imparfait du subjonctif, désormais aux abonnés absents, posait la bonne question. Aucune réaction : « Le mal est sans remède, les vices se sont changés en mœurs », disait Laclos en 1784, citant Sénèque. 

« Apprenez qu’on ne sort de l’esclavage que par une grande révolution », ajoutait-il. Et cinq ans plus tard…

Le « franglais » n’est que la masse émergée. Ce qui s’en va avec la langue française, c’est la France. Et c’est une ambition ancienne que de laminer « ce vieux pays », comme disait De Gaulle, jusqu’à ce qu’il n’en reste rien, dans le grand concert mondialisé qui parle globish, cette sous-langue inventée pour qu’un Argentin communique avec un Népalais sur l’aéroport d’Amsterdam. Car parallèlement au français, l’anglais — la langue de Shakespeare — disparaît lui aussi. 

Quand Abdellatif Kechiche fait jouer Marivaux en passant la langue somptueuse du Jeu de l’amour et du hasard à la moulinette du volapük banlieusard parlé par des racailles dont on fait des héros ; quand un animateur de télévision s’exprime comme un charretier à l’écran — alors même qu’il est fort capable de parler une langue châtiée en privé ; quand des publicitaires lancent des slogans en anglais qu’ils traduisent en tout petit dans un angle de leur publicité — et encore parce qu’ils y sont obligés ; quand les « éveillés » s’appellent entre eux les « woke » — alors en vérité le français n’est plus assassiné, il est mort. En état de putréfaction.

Non seulement il faut imposer à l’école l’étude de la vraie et bonne langue française et virer les enseignants ou les inspecteurs qui s’y refusent, mais il faut, comme les Canadiens, qui vivent assiégés par les Anglo-saxons, interdire la diffusion de tout terme anglais — à commencer par les titres de films. En 1999 on a traduit par Sexe intentions un titre américain, Cruel intentions, parce qu’adopter une inversion anglaise sur des mots français faisait cool, comme disent sans doute ces imbéciles. Et sans doute les diffuseurs français qui ont intitulé Very bad trip (in french in the text) un film qui s’intitulait à l’origine The Hangover — la gueule de bois — avaient abusé des mêmes boissons douteuses que les personnages.

Quoiqu’à bien y penser, ce n’est pas plus grave qu’un gouvernement qui écrit « pass sanitaire » ou impose des cartes d’identité en bilingue. Ou cherche à imposer « la » Covid parce que le « d » de Covid est « disease », et que « maladie » est féminin en français, n’est-ce pas… 

À l’imprimerie nationale de Douai, Marlène Schiappa présente la nouvelle carte d’identité, 16 mars 2021 © FRANCOIS GREUEZ/SIPA Numéro de reportage : 01009527_000001

Il n’est plus temps de se moquer, comme le faisait Etiemble en 1964. Il faut sévir et sanctionner — et interdire d’antenne. Il n’y a plus d’autre solution que la violence d’État face au délitement général — à ceci près que je ne vois guère qui a les épaules assez solides pour imposer au pays le sursaut indispensable avant la mort clinique. Quelqu’un qui ait le verbe et le physique — et la culture.

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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