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Roberto Juarroz, poète de l’éveil


Roberto Juarroz, poète de l’éveil
Roberto Juarroz (détail de la couverture Gallimard) D.R.

Le grand poète argentin, mort en 1995, fait l’objet d’une édition bilingue dans la collection Poésie/Gallimard.


Le nom de Roberto Juarroz était bien connu des amateurs de poésie du monde entier. Célébré davantage à l’étranger que dans son propre pays, l’Argentine, même si son compatriote Julio Cortázar l’avait préfacé, il était admiré au Mexique par le grand Octavio Paz, et jouissait en France d’une renommée certaine ; on peut citer deux importants critiques français, Martine Broda et Roger Munier qui lui ont consacré des commentaires ou des traductions.

C’est une littérature à aborder par morceaux, propice aux nuits d’insomnie, quand la perte du sommeil équivaut à une perte du monde

Le même métier que Borges

Né près de Buenos Aires dans un milieu modeste, Roberto Juarroz fut un enfant solitaire qui expérimenta très tôt une sorte de révélation mystique chrétienne. Néanmoins, à la mort de son père, il se laisse influencer par le bouddhisme zen. Dans les années 70, il exerce le même métier que Borges, celui de bibliothécaire. Il fait aussi de grands voyages, visite notamment New York. Puis il reprend ses études, et, grâce à une bourse, arrive à Paris pour suivre, en 1945 et 1946, des cours de philosophie à la Sorbonne. 

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L’œuvre poétique de Roberto Juarroz correspond bien à ce cheminement intellectuel. Elle est regroupée sous un seul titre, Poésies verticales, et numérotée de I à XII, selon l’ordre de parution. Les poèmes ne comportent pas de titre, et se suivent les uns les autres, comme autant de tentatives, à chaque fois recommencées, d’accéder à une « poésie de l’élévation », selon la formule du critique André Velter. Dans la préface à ce volume, excellente « introduction générale » à l’art de Juarroz, Réginald Gaillard parle d’une « expérience de l’absolu éprouvée, encore enfant, lors de ses moments de solitude face aux grands espaces argentins, ou bien face à ce Dieu chrétien absent ou silencieux avant que la foi ne disparaisse et ne laisse un grand vide ». 

Poésie et réalité

Avant de lire ses poèmes, le lecteur aura peut-être intérêt à découvrir le petit essai de Juarroz lui-même qui clôt ce volume, Poésie et réalité. Il y révèle ses nombreuses influences, ses thèmes de prédilection et l’idéal vers lequel il tend. Il écrit par exemple ceci, qui me paraît significatif : « Art de l’impossible, la poésie est donc une recherche constante de l’autre côté des choses, du caché, de l’envers, du non-apparent, de ce qui semble ne pas être. » Et il illustre immédiatement son propos par un de ses poèmes : « Le possible n’est qu’une puissance de l’impossible / une zone réservée / pour que l’infini / s’exerce à être fini… » On a là un bon exemple de la manière de Juarroz, à la fois pragmatique et transcendante ‒ il ne réfute jamais cette dernière dimension, même s’il la remet sans cesse en question. 

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Ses poèmes prennent souvent la forme de fragments philosophiques, mais avec toujours quelque chose de flou qui échappe, et qui conduit le lecteur dans des directions inattendues. Néanmoins, à chaque fois, son poème semble renouer, dans une cohérence nouvelle, avec l’univers qui partait à vau-l’eau. L’effet est profondément rassérénant. C’est une littérature à aborder par morceaux, propice aux nuits d’insomnie, quand la perte du sommeil équivaut à une perte du monde. Juarroz est une sorte de Cioran qui s’exprimerait en vers, et qui ferait l’inventaire de l’écoulement inflexible du temps.

Un cheminement par petites touches

Certes, Juarroz a été très influencé par Heidegger et sa recherche sur l’origine du langage. Mais Juarroz traduit cette quête avec simplicité, comme si sa poésie était la conséquence d’une prise de conscience immédiate. Toujours dans Poésie et réalité, il écrit : « Le destin du poète moderne est de réunir la pensée, le sentiment, l’imagination, l’amour, la création. Et cela comme forme de vie et comme voie d’accès au poème, qui doit façonner cette unité. » Cette « unité », cette synthèse est évidemment très difficile à obtenir mais la « patience » est pour Juarroz un concept fondamental, par petites touches, et en restant d’une humilité parfaite. Il y a là un paradoxe qui fait toute la saveur de l’œuvre de Roberto Juarroz, comme le poème suivant en donne la preuve à sa façon : « J’ai manqué tout ou presque tout, / sauf le centre. […] Alors, et sans manquer mon but, / J’ai envie de laisser le centre au-dehors / et de rester, seul et simple, à l’extérieur, / comme un homme quelconque. »

On le constate : de même que certains autres poètes très rares, Roberto Juarroz est un écrivain de la clarté. Sa lecture propose une véritable expérience de l’éveil, au milieu de notre vie moderne engluée dans l’obscurité du sens. Par sa poésie à hauteur d’homme, il nous fait toucher à une sorte de rédemption essentielle.

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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