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Goodyear : Lettre à monsieur Grizzly


Goodyear : Lettre à monsieur Grizzly

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Cher Monsieur Grizzly[1. Surnom donné par Maurice M. Taylor aux Etats-Unis. Le patron de Titan a vertement refusé de reprendre l’usine Goodyear d’Amiens, sur le point de fermer ses portes.],

Vous avez fait fort, très fort. Je voulais vous remercier pour la lettre que vous avez envoyée à Arnaud Montebourg à propos de l’usine Goodyear d’Amiens Nord, cette usine qui vous a tant traumatisé. Savez-vous qu’Amiens Nord est un coin connu chez nous pour ses émeutes, en plus des ouvriers qui se gobergent dans le chômage technique ou les allocations de notre pays surmutualisé ? On a en beaucoup parlé à un moment, de ces émeutes, pour dire que c’était quand même honteux tous ces voyous qui cassaient et brûlaient. Et malheur à celui qui aurait osé une ébauche d’explication en invoquant la situation de l’emploi à Amiens et dans les environs. Celui-là aurait été lapidé comme un gauchiste irresponsable, adepte de la culture de l’excuse. Puisque c’est bien connu, dans le nouvel évangile conservateur, la violence des banlieues est ethnique, uniquement ethnique, forcément ethnique.
Oui, merci, monsieur Grizzly. Vous avez été insultant, cynique, caricatural. Plus proche du pamphlétaire que du patron responsable que vous vous targuez d’être. Mais je voulais tout de même vous remercier. Vous avez réussi un exploit. Parfois, quand on est de gauche comme moi, c’est-à-dire contre votre réel qui n’est jamais qu’une construction idéologique, on se dit parfois : « Et si je menais un combat perdu d’avance ? Si finalement je me cantonnais à un antilibéralisme incantatoire ? Si finalement j’étais dans la caricature, moi aussi. Si la solution raisonnable, ce ne serait pas d’accepter la loi du marché avec un soupçon de régulation. Si ça se trouve, la lutte des classes, c’est complètement idiot. Même des ministres PS le disent… Le patron et l’ouvrier ne sont pas des ennemis. L’un donne du travail à l’autre et tout le monde produit des richesses pour le plus grand bien de la société. Il suffirait juste de savoir placer le curseur de la redistribution de manière acceptable en sachant que si l’ouvrier vend sa force de travail, c’est le patron qui prend les risques. Mais tout ça pourrait se régler entre gens de bonne compagnie avec des syndicats responsables et des organisations patronales humaines ».
Oui, l’air de rien, il est comme ça l’homme de gauche, contrairement à l’idée que vous vous en faites. Il a des doutes, il se pose des questions, il faut dire qu’il est tellement habitué à penser de façon minoritaire dans un monde qui se droitise depuis quarante ans  à cause d’une crise qui a tout fragmenté et  a transformé la société en une guerre de tous contre tous, qu’il a presque honte de continuer à croire que la prévention vaut mieux que la répression, qu’un haut niveau de protection sociale est  la moindre des choses dans des pays riches, que les acquis sociaux ne sont pas des privilèges mais des victoires obtenues de haute lutte. Oui, figurez-vous, monsieur Grizzly, que si on en n’est pas encore à faire travailler les enfants soixante heures par semaine, en France, c’est qu’il a fallu à chaque fois que les « syndicats fous », je vous cite, mettent le couteau sous la gorge à tous les comités des forges de toutes les époques, que rien ne s’est obtenu sans révolutions ou sans négociations obtenues par un rapport de force dans la rue et les usines, le dernier grand bond en avant en la matière étant finalement les accords de Grenelle de 68. Le patronat devrait parfois se dire qu’il a les syndicats qu’il mérite, monsieur Grizzly, la violence du faible ne faisant que répondre à celle du fort.
Alors vous comprenez bien que votre lettre est une divine surprise, une piqûre de rappel, un électrochoc qui va remobiliser les adversaires de votre vison du monde, un monde plein d’ouvriers fainéants, de syndicats irresponsables, un monde où des ouvriers français sont une variable de gestion que vous n’hésiterez pas à gommer en allant faire travailler des chinois.
Méfiez-vous tout de même, monsieur Grizzly, un jour le stalinocapitalisme chinois lui aussi aura ses mouvements sociaux, ses ouvriers qui estimeront que l’esclavage n’est pas une fatalité pour accroître votre marge bénéficiaire.
Oui, monsieur Grizzly, avant votre lettre, on aurait presque pu croire que les patrons ou les financiers commençaient à se rendre compte que ça ne pouvait plus durer. On oublie que la célèbre phrase de Warren Buffet sur la guerre de classes que les riches sont en train de gagner est un constat angoissé et on se souvient qu’il y a quelque jours à Davos, le grand spéculateur repenti Georges Soros, devenu philantrope, admettait que les marchés financiers fonctionnaient de manière totalement irrationnelle depuis 2008.
Et vous voilà, avec vos gros sabots, vos insultes, votre morgue. Vous êtes énervé, je vous comprends. Il y a cet avocat du « syndicat fou », Fiodor Rilov, qui a aussi défendu les « Conti » et qui a fait casser depuis cinq ans devant la justice tout vos plans sociaux. Et vous oubliez de dire que si les ouvriers de cette usine travaillent aussi peu, c’est que Goodyear a volontairement  fait baisser la production pour justifier la fermeture du site. Eh oui, foutu pour foutu, avec le « syndicat fou » et Fiodor Rilov, Goodyear devra raquer un max pour le plan social. Ca énerve comme s’il s’agissait de vous, hein ?
Consolez-vous, si l’usine Goodyear est trop chère à votre goût, à défaut de la reprendre, vous trouverez toujours en France des masochistes qui adorent prendre des coups de pieds au cul de la part des étrangers. Récemment,  Goldman Sachs, des potes à vous sans doute, proposait sans rire une baisse d’un tiers des salaires pour relancer l’économie française. Quand on gagne 10 000 euros par mois, why not ? Mais quand on en gagne 1000, ça sent le mobil-home et la tuberculose, non ?
Mais enfin, monsieur Grizzly, vous avez même réussi à gêner aux entournures madame Parisot, c’est dire votre talent. Voilà la patronne des patronnes elle-même qui juge vos propos « inacceptables ». C’est bien la première fois qu’elle parle comme ça d’un patron. Décidément, monsieur Grizzly, chapeau !

*Photo : Laffitte-m/Presse IndéPicarde.



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