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Terreur dans la « représentation »


Terreur dans la « représentation »

Dans le sillage des trois hilarants papiers de Marc Cohen et de la lettre ouverte écrite par François Taillandier, Basile de Koch et Marc Cohen, je poursuivrai ici les réflexions autour du consternant rapport sur la Place des stéréotypes et des discriminations dans les manuels scolaires commandé par la Halde à l’Université Paul Verlaine de Metz.

Ce rapport parle à tout bout de champ de « situations », d’ »images » ou de « représentations », dont certaines sont supposées être « positives » et d’autres, figurez-vous, « négatives ». En matière de discrimination entre le positif et le négatif, il n’y va pas de main morte. Il insiste sur la nécessité de « représenter » les minoritaires de tous poils « dans des situations positives ». En ce qui me concerne, et toutes minorités mises à part , j’espère vivement que je ne serai jamais représenté par personne dans aucune des diaboliques « situations positives » labélisées par la Halde. Et je ne le souhaiterais pas non plus à mon pire ennemi.

Le but de ce rapport semble bien être, tout bonnement, la pénalisation du non-kitsch. Le kitsch est, par définition, le contraire de l’art : une représentation mensongère excluant par principe tout mal, toute négativité. Selon la formule célèbre de Kundera : « Le kitsch est la négation de la merde. » Or, le minoritaire, pas davantage que le majoritaire, ne saurait se soustraire à la nécessité parfois contrariante de la défécation. Rendre le non-kitsch hors-la-loi, tel semble bien être l’horizon radieux visé par les purificateurs éthiques de la Halde. Ces triathlètes autoproclamés de la démocratie ne perçoivent-ils réellement aucun paradoxe dans leur désir de définir un nouvel « art dégénéré », un nouveau « réalisme socialiste » à la sauce bio-citoyenne ?

Qu’est-ce que ces salopards criminels et méthodiques jugent « négatif », au juste ? Disons le simplement : la pauvreté, la maladie, la mort.

Mais moi, qui suis pauvre, malade et mort, qui me « représentera » ? « Les seniors sont souvent associés à des représentations liées à la maladie et à la dégénérescence du corps. Ces représentations ne sont pas compensées par d’autres images positives sur leur rôle citoyen et leur apport dans la famille. » Qui me « représentera » demain, moi le vieillard que la Halde insulte à longueur de journée en me traitant de « senior » ? Moi le vieillard malade et refusant la « positive attitude » face à ma maladie ? Moi le vieillard intraitable qui refuse de faire du trampoline, du kayak et qui ne suis engagé dans aucun combat citoyen ? Moi le vieillard suffisamment libre et réel pour n’avoir que faire de mon « image », et moins encore de celle de l’ensemble de ma « classe d’âge » ? Est-ce moi désormais qui constitue une vivante offense à la cohorte des seniors à roulettes ? Après avoir interdit ma « représentation », ne deviendra-t-il pas bientôt utile de supprimer également ma personne ?

« Le stéréotype du « Noir pauvre et malade » entretient une vision inégalitaire entre Noirs et Blancs. » Moi, le Noir pauvre et malade, la Halde m’apprend que je suis un cliché vivant ! Une offense à tous les businessmen africains et à tous les Noirs en bonne santé ! N’est-ce pas à cause de moi et de ceux qui me « représentent » que l’ensemble des hommes noirs, et tout particulièrement ceux qui sont riches et en bonne santé, subissent un grave préjudice quant à leur « image » ?

Considérer la pauvreté, la maladie et la mort comme des réalités répugnantes et sans honneur est une grande ignominie. Mais par ailleurs, la Halde oublie un autre détail : personne n’est « un homosexuel », « un Noir », « une femme », « un senior » ou « un handicapé ». Ce langage est faux et rend fou. Les personnes humaines ne sont pas des « exemples » de catégories abstraites, personne n’est un « exemple de femme » ou un « exemple d’Arabe ». Une personne humaine est un mystère infini qui ne se résume jamais à un « quoi ? », ni même à plusieurs. Personne n’est « une femme-Noire-lesbienne-handicapée ». Chaque être que la Halde désignerait ainsi excède infiniment ces quatre prédicats, n’est pas la somme de quatre « quoi ? » abstraits, mais l’unité incarnée, vivante, d’un seul « comment ? ». Une personne humaine est à chaque fois une manière d’être absolument singulière. L’histoire intime de chaque être crée une certaine manière d’être femme, d’être Noir, d’être lesbienne et d’être handicapée. Le langage mensonger ressassé par la Halde et par une large part du discours politique et médiatique est doublement pernicieux : parce que, d’une part, de plus en plus de gens en viennent à imaginer qu’ils sont vraiment « une lesbienne » ou « un Noir », à imaginer que tout leur être infiniment riche et complexe, ambigu, pourrait se résumer à ce seul prédicat transparent, et à ne plus parler en leur nom propre, mais en son nom à lui ; parce que, d’autre part, les autres ne me considèrent plus comme une personne, mais comme un représentant abstrait de ma minorité.

Pour terminer, je mentionnerai encore un fait humain essentiel, un fait d’expérience, qui cadre assez peu avec l’imaginaire de la Halde, mais qui est pourtant bien réel. Tous les lieux (et ils sont nombreux) où il m’a été donné de baigner dans un cosmopolitisme réel, vivant, chaleureux, incarné, sont aussi les lieux où j’ai entendu les plus splendides feux d’artifices de blagues racistes. Nous sommes tous porteurs de « représentations stéréotypées » des autres – et même, si ça se trouve, de nous-mêmes. Pour les dissoudre, l’humour me semble être d’une efficacité beaucoup plus éprouvée que la terreur morale proposée par la Halde.

halde

Avril 2009 · N°10

Article extrait du Magazine Causeur



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