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Le temps, c’est de la monnaie


Le temps, c’est de la monnaie

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Alipio, un Espagnol un peu baba cool et au demeurant fort sympathique, pense que la crise qui frappe si durement l’Espagne est l’occasion d’un retour à la terre et veut donc créer une « coopérative agricole autonome »[1. Cet exemple est tiré d’un reportage diffusé par Arte en début d’année (Tabea Tiesler, René Gorski et Robert Bohrer, « Espagne : des banques de temps communautaire »).]. Pour ce faire, il a réuni une petite équipe − composée notamment de Maria, une architecte au chômage et d’Alberto, un comptable qui a du temps libre − qui accepte de l’aider gratuitement à donner vie à son ambitieux projet. Quoique « gratuitement » n’est peut-être pas tout à fait le bon terme : Alipio paye les membres de sa petite équipe, mais il ne les paye pas en euros ; il les rémunère en temps. À noter qu’Alipio, Maria et Alberto ne sont pas de vieux amis ; ils se sont rencontrés récemment sur un site communautaire d’un genre nouveau : comunitats.org.[access capability= »lire_inedits »]

Créé par Teresa Cristobal et Alvaro Solache, Comunitats est l’une des 291 « banques de temps » que compte l’Espagne − et leur nombre a plus que doublé depuis le début de la crise. Le principe en est très simple : si vous avez du temps libre et des compétences, les banques de temps vous proposent d’offrir vos services aux autres membres de la communauté contre une rémunération qui ne sera pas payée en euros, mais sous forme d’un crédit sur votre compte de temps. Avec ce crédit, vous pourrez à votre tour bénéficier des services d’autres adhérents du système et ainsi de suite. Pour Alipio, Maria, Alberto et les milliers d’Espagnols qui participent à de tels systèmes, les banques de temps constituent une forme de coopération solidaire, une économie véritablement au service de l’homme, une alternative crédible au règne du dieu-argent.
« Notre monnaie à nous, ce n’est pas l’argent. »

À vrai dire, et sans vouloir aucunement dévaloriser l’initiative des créateurs de Comunitats, les banques de temps n’ont pas grand-chose de nouveau. Plusieurs systèmes comparables ont vu le jour un peu partout dans le monde sous des noms différents. En France, par exemple, les banques de temps se sont développées à partir des années 1990 : on appelle ça un « système d’échange local » (SEL) et il n’y en aurait pas moins de 300 qui continuent à fonctionner sur l’ensemble du territoire. La plupart de ces petites communautés d’échange ont été fondées par des gens qui, à l’image d’Alipio, Maria et Alberto, souhaitaient abandonner un modèle économique qu’ils jugeaient inhumain − le capitalisme et l’économie de marché − et le remplacer par un système d’échange qui rappelle furieusement les utopies socialistes du XIXe siècle. Ce fut notamment le cas du premier d’entre eux, créé en Ariège fin 1994 : comme Maria aujourd’hui, ses membres affirmaient sans doute avec une pointe d’espoir mêlée d’orgueil : « Notre monnaie à nous, ce n’est pas l’argent. »
C’est vers la fin de ces mêmes années 1990 que j’ai entendu parler pour la première fois des SEL. Ce n’était pas dans un article altermondialiste ni au journal de 13 heures mais à l’Université, lors d’un cours sur les questions monétaires. À l’époque, pour ceux de nos professeurs qui s’étaient spécialisés dans ce domaine ô combien ardu, la création des premiers SEL était une source d’excitation intarissable et un sujet d’étude prioritaire. Il faut dire que nos professeurs avaient parfaitement compris, contrairement aux fondateurs des SEL eux-mêmes[2. À l’exception, peut-être, de Franck Fouqueray, qui avait créé un système équivalent au Mans en 1990 (« Troc Temps ») mais se gardait bien de parler d’autre chose que de « troc ».], que les unités de temps que s’échangeaient les membres de ces systèmes n’étaient rien d’autre que des monnaies, des monnaies privées, des monnaies parallèles créées dans la plus parfaite illégalité au nez et à la barbe du législateur, mais des monnaies à part entière. Les créateurs des SEL pensaient avoir réalisé une forme d’utopie socialiste : ils avaient donné vie au vieux rêve de bien des économistes libéraux.

Une monnaie est un bien physique ou virtuel qui remplit trois fonctions : c’est un intermédiaire général des échanges qui permet de dépasser les nombreuses difficultés techniques que pose le troc, c’est une réserve de valeur qui nous permet de différer nos dépenses dans le temps et c’est une unité de compte qui nous permet d’exprimer la valeur des biens et des services sur une échelle commune. Les francs, de même que le sel (i.e. chlorure de sodium) qui servait à payer les soldes des légionnaires romains ou le riz avec lequel on versait celles des samouraïs remplissaient ces trois fonctions et étaient donc, de plein droit, des monnaies au même titre que nos euros actuels. Fort de cette définition, considérez maintenant les unités de temps créditées ou débitées des comptes de nos amis espagnols : elles leur permettent d’échanger des biens et des services entre eux, elles conservent leur valeur dans le temps et servent d’unité. Ce sont des monnaies, des monnaies virtuelles qui, exactement comme nos euros modernes, n’ont de valeur que parce que leurs utilisateurs ont confiance en leur pouvoir d’achat.

De l’État-providence à l’État-gendarme, il n’y a qu’un pas…

Ce n’est un mystère pour personne : le succès des banques de temps tient au simple fait que, leurs monnaies n’étant pas officiellement reconnues comme telles par l’État espagnol, les utilisateurs échappent complètement à l’impôt et aux diverses réglementations. Lorsque vous vendez un service payé en unités de temps, vous ne facturez aucune TVA, vous n’êtes pas assujetti à l’impôt sur le revenu et vous pouvez tout à fait travailler pour un taux horaire inférieur au salaire minimum imposé par la loi. Si quelques dizaines de milliers d’Espagnols ont jugé bon de participer au développement des banques de temps, c’est essentiellement parce que l’économie officielle − qui est taxée et réglementée − ne leur offrait aucune autre option que le chômage. Autrement dit, et au risque de choquer les plus sensibles d’entre nous, il y a deux économies en Espagne : l’officielle, celle qui est administrée par l’État et qui est en chute libre, et l’officieuse, celle qui s’est développée sans l’État et même en dépit de lui, qui explose et pèse désormais près d’un bon quart du PIB officiel.

Les cyniques et les libéraux déduiront sans doute de ce qui précède que la survie des banques de temps ne tient plus qu’à un fil. Tôt ou tard, l’État espagnol − comme l’État français il y a une vingtaine d’années − cherchera à remettre la main sur cette économie parallèle qui a le front de se développer sans ses bons services et, surtout, sans s’acquitter de l’impôt. On voit déjà quelques économistes − qui se trouvent être par ailleurs fonctionnaires − s’alarmer de la dangerosité de cette économie informelle qui réduit les recettes fiscales de l’État, et donc sa capacité à gaspiller l’argent des contribuables. Plus sérieusement, on comprendra la multitude des petits artisans espagnols qui, écrasés d’impôts et de réglementations, doivent en plus subir la concurrence forcément déloyale d’une véritable économie de marché. La reprise en main fiscale est une question de temps : de l’État-providence à l’État-gendarme, il n’y a qu’un pas, et il est vite franchi.

Vous me direz qu’il suffirait au gouvernement de Madrid de taxer les revenus payés en unités de temps au même taux et sur la même assiette que ceux qui sont rémunéré en euros. L’ennui, c’est que c’est beaucoup plus compliqué ! Si le gouvernement espagnol devait un jour étendre ses filets fiscaux à cette économie réputée informelle, cela reviendrait ipso facto à reconnaître officiellement que les unités de temps sont bel et bien des monnaies concurrentes de l’euro. Or c’est impossible, tout simplement parce qu’admettre l’usage d’une monnaie autre que celle de l’État, c’est priver ce dernier de son instrument fiscal absolu : le monopole monétaire.

Ultima ratio regum

Je ne doute pas un instant, ô lecteurs, que ces choses de la vie vous sont familières, mais une petite piqûre de rappel ne peut pas faire de mal. Lorsqu’un État est endetté − c’est-à-dire qu’il a durablement dépensé plus qu’il ne collectait d’impôts − il est naturellement tenté d’user de son pouvoir souverain pour envoyer paître ses créanciers. Techniquement, cela ne pose aucune difficulté[3. On rappellera ici et fort opportunément que l’État, par définition, contrôle la police et l’armée. Les marchés financiers, combien de divisions ?] et la banqueroute (i.e. le « défaut de paiement », dit-on aujourd’hui) est un usage largement répandu chez les princes dispendieux. Néanmoins, ces derniers s’exposent alors à deux désagréments majeurs : le premier, c’est qu’ils devront se passer de crédits pendant quelques décennies ; le second, c’est que lorsque leurs sujets réaliseront que les marchés financiers qu’ils vouaient si volontiers aux gémonies, c’étaient eux, ils risquent d’avoir quelques difficultés à avaler la pilule. Mais le génie créatif de l’administration fiscale n’ayant pour ainsi dire pas de limite, nos gouvernants se sont dotés d’une arme qui règle définitivement le problème : le monopole monétaire et son corollaire naturel, l’inflation.

Le monopole monétaire, bien plus que l’artillerie, c’est l’ultima ratio regum, l’argument ultime des rois. Si, par hypothèse, le prince s’est engagé à rembourser un certain nombre d’euros selon un échéancier fixé à l’avance, il peut parfaitement réduire la valeur réelle de sa dette tout en honorant ses obligations : il lui suffit de réduire la valeur des euros. Pour ce faire, il n’a besoin que de deux instruments : une monnaie dont il contrôle la production et un dispositif légal qui interdit à quiconque, sur son territoire, d’utiliser une autre monnaie : le cours légal de la monnaie. Une fois en place, il suffit de dévaluer la monnaie en augmentant la teneur en bronze des pièces en or ou en faisant tourner la planche à billets − cela dépend des époques. L’opération permet non seulement de rembourser les créanciers en monnaie de singe et de pomper la richesse réelle des épargnants en toute discrétion[4. Puisque ces derniers n’ont pas d’autre choix que de conserver leur épargne dans la monnaie de l’État.], mais offre aussi l’immense avantage de n’être visible du commun des mortel qu’au travers d’une hausse généralisée des prix… qui sera fort opportunément mise sur le dos des commerçants, banquiers et autres spéculateurs.

C’est là la principale vertu de l’euro (peut être même la seule) : nos gouvernants n’ayant plus d’accès direct à la planche à billets, ils sont obligés de nous fiscaliser de manière relativement transparente. Sauf que, par les temps qui courent et au vu de la situation financières des États européens, l’hypothèse d’un grand mouvement d’inflation de l’euro ou d’une explosion pure et simple de la zone du même nom (suivie d’une dévaluation massive des monnaies qui en résulteraient) se fait de plus en plus probable. Nos très dispendieux gouvernements ont donc, plus que jamais au cours de la dernière décennie, le plus grand intérêt à préserver leur monopole monétaire. Nous assisterons donc très prochainement à une reprise en main des banques de temps espagnoles ; Alvaro, Teresa, Alipio, Maria et Alberto se verront expliquer − à leur plus grande surprise − que leur petite expérience ultra-libérale manque cruellement de patriotisme fiscal ; Comunitats fermera ses portes ou verra son domaine d’activité sévèrement restreint et nos amis espagnols pourront goûter encore un peu plus aux délices du chômage de masse et de l’appauvrissement généralisé sous perfusion étatique.[/access]

*Photo : epSos.de

Octobre 2012 . N°52

Article extrait du Magazine Causeur



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