Accueil Médias Un après-midi chez Charlie

Un après-midi chez Charlie


Un après-midi chez Charlie

Difficile de trouver plus glauque que cet immeuble industriel coincé au bord du périph’ (côté Paris), vers la porte de Bagnolet. Avec la pluie qui tombe sans discontinuer et le vent glacial qui semble avoir chassé des rues toute présence humaine, il y a de quoi donner des envies suicidaires au plus déconnant des caricaturistes. Le car de police stationné à quelques mètres de l’entrée indique qu’on est arrivés à destination. C’est ici que loge Charlie Hebdo depuis l’incendie qui a détruit les anciens locaux, situés à quelques centaines de mètres. Impossible de les réintégrer car ils étaient au rez-de-chaussée, trop faciles à attaquer.

Devant le bâtiment, une équipe travaillant pour une chaîne de télévision arabe à Londres fait le pied de grue. Là-haut, où il y a déjà une journaliste ukrainienne en train de tourner, Charb est intraitable. « Ils n’avaient qu’à prendre rendez-vous. » Son complice Riss, qui griffonne des esquisses pour la semaine suivante, approuve. Après dix jours de tempête médiatique déclenchée par la « une » du 19 septembre − « Intouchables 2 » − et les caricatures de Mahomet publiées en pages intérieures, un peu de calme ne nuit pas. Du reste, le nouveau journal vient d’être mis en vente et la rédaction est presque déserte. Et cette semaine, il y en a deux pour le prix d’un : un Charlie normal et « irresponsable » à la « une » duquel un homme des cavernes tient de l’huile dans une main et le feu dans l’autre − on comprend qu’il s’apprête à jeter la première sur le deuxième −, et un Charlie « responsable », composé de pages vides et de sujets qui ne fâchent personne.[access capability= »lire_inedits »]

On peut trouver l’humour charliesque bas de gamme. Charlie ne saurait prétendre être le royaume de la subtilité ou du bon goût. Mais il est curieux de lui reprocher d’avoir mal choisi son moment. Qu’un hebdomadaire traite de l’actualité, ce n’est pas très étonnant : or, lorsqu’il décide de publier les caricatures de Mahomet, l’actualité, ce sont les réactions de musulmans énervés à la « vidéo islamophobe ». Fallait-il les ignorer ? Fallait-il, surtout, parce qu’on anticipait de nouvelles réactions énervées, s’autocensurer ? Après tout, qu’auraient pensé nos rigolos si on avait déploré un attentat dans une école française en guise de riposte à leurs dessins prophétophobes ? Charb n’en démord pas : « On nous aurait montrés du doigt, mais nous n’aurions en rien été responsables. Les responsables d’un meurtre, ce sont les meurtriers, non ? De plus, il est curieux que le seul son de cloche qu’on ait entendu chez les Français de l’étranger ait été celui qui nous accusait de les mettre en danger. La peur aurait-elle gagné partout ? »

Toute la semaine suivante, en effet, nos comiques troupiers ont été accusés de souffler sur les braises, d’attiser les passions, bref de jouer les incendiaires − ce qui ne manque pas de sel quand on y pense. Dès le 20 septembre, Le Monde se fendait d’un éditorial intitulé « Intégrisme : faut-il jeter de l’huile sur le feu ? ». Pour l’ex-journal de référence, la réponse était dans la question. Les journalistes qui en ont fait des tonnes sur les dessins du Prophète devraient au moins être tenus pour co-responsables. Charb redéroule le film. « Tout le monde s’attendait à ce qu’on traite l’ébullition islamiste et, dès le mardi soir, des confrères ont sommé Jean-Marc Ayrault et Laurent Fabius qui − pas de chance − était au Caire, de se prononcer. Si ceux-ci ne nous avaient pas condamnés, il n’y aurait pas eu une meute de journalistes devant la rédaction le lendemain. À partir de là, le coup était parti. Alors, je veux bien qu’on nous accuse de semer le trouble à Kaboul, mais je vous rappelle que nous nous adressons à nos 45 000 lecteurs et que Charlie n’est pas disponible sur Internet. Ce sont la presse et les politiques qui ont orchestré le scandale. » Quant à l’accusation d’islamophobie, il hausse les épaules : « Je suis allergique à toutes les religions. Mais quand on nous traite de laïcards excités, on ne va pas tout casser dans une mosquée ou dans une synagogue. » Riss, pour sa part, trouve que tous les croyants sont de plus en plus susceptibles : « Il devient de plus en plus compliqué de déconner avec les religions. Ce qui m’énerve, c’est que nous soyons systématiquement associés à Mahomet. Merde, y’a pas que Mahomet dans la vie !»

Dehors, l’atmosphère est toujours aussi lugubre. Alors que nous cherchons notre chemin, une femme genre blonde décolorée, la quarantaine fatiguée, m’adresse un avertissement dont on ne sait pas bien s’il est empathique ou réprobateur : « Vous ne devriez pas vous promener en mini-jupe par ici. » Il a raison, Charb : notre pire ennemi, c’est la peur.[/access]

* photo : Hannah (de gauche à droite : Elisabeth Lévy, Riss et Charb)

Octobre 2012 . N°52

Article extrait du Magazine Causeur



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Prix Michel-Lebrun pour Jérôme Leroy
Article suivant Inutile de vous occuper de vos enfants
Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération