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Famille : l’âme de la société


Famille : l’âme de la société

La famille n'est pas une démocratie entre parents et enfants

La famille n’a qu’une finalité : l’accueil et l’éducation des enfants. Ce qu’on oublie trop, ce sont les caractéristiques de cet être particulier appelé « enfant ». On s’aperçoit que, dans une société très individualiste, les adultes renâclent souvent à considérer les enfants comme tels. Ils les considèrent comme des adultes, pour ne pas trop en être embarrassés.

Françoise Dolto disait que « l’enfant est l’ennemi de l’adulte »… En effet, il lui faut un traitement approprié et particulier, il requiert ainsi tous les soins et toute l’attention, bref il empêche l’adulte de vivre. Une famille normale est un lieu où les adultes se comportent comme des pélicans sacrificiels. On peut répondre à cela en n’ayant pas d’enfant, ce qui est la solution la plus honnête ; ou bien en se débarrassant de ses enfants, comme le fit Rousseau, ce qui est évidemment la solution la plus égoïste et la plus déplorable. Mais ce que nous voyons aujourd’hui, c’est une famille considérée comme une société d’adultes[access capability= »lire_inedits »] − ce qui est une autre manière, quoiqu’inconsciente, de tourner la douloureuse question de la spécificité fatigante de l’enfant.

Parce que l’enfant est un être incomplet et en formation − et en tant que tel, infiniment fragile −, il ne se développera pas normalement s’il vit directement immergé dans la société civile. La famille doit absolument demeurer un milieu protégé, un enclos, une thébaïde qui permette à l’enfant de grandir dans de bonnes conditions, et qui ne lui ouvre que progressivement les portes du dehors.
La famille joue un rôle de refuge en raison de la faiblesse de l’enfant, encore incapable de supporter les agressions de l’extérieur. Mais il y a autre chose. La grande société est impitoyable. Elle ne fonctionne pas selon les critères de la bonté. Certes, elle entretient des zones d’altruisme et, d’une manière générale, tous tiennent à ce qu’on appelle la décence commune grâce à laquelle, par exemple, vous espérez qu’on donnera son siège à un handicapé dans le métro. Mais, dans l’ensemble, la grande société fonctionne selon la règle du contrat, du donnant-donnant. Chacun y est responsable de ses actes et en subit les conséquences en pleine figure. Pourtant, l’existence humaine ne saurait se contenter des lois qui structurent la grande société. L’existence humaine a un besoin impérieux de don gratuit, de charité au sens de l’agapè grecque ; un individu qui ne connaît pas, de source, sûre un lieu dénué de cynisme et voué à la pure générosité devient tout simplement toqué.
C’est bien ce rôle que joue la famille.

Dans la famille, du fait que les enfants ne sont pas des adultes (évidence trop oubliée), les relations entre les êtres n’ont rien à voir avec celles qui ont cours dans la société civile. Dans la famille, on ne donne pas à chacun selon ses mérites, mais selon ses besoins. Le pardon passe avant la punition. Le don passe avant l’échange. Autrement dit, l’égalité en dignité est concrétisée partout, chacun est pris en compte pour lui-même et non en raison de son utilité − ce qui évidemment n’est pas le cas dans la société civile. La famille est gouvernée selon l’ordre de l’affection plus que du contrat. La société civile ne pourrait pas vivre ainsi, faute de quoi elle deviendrait un chaos dominé par les gens sans scrupules et où les citoyens généreux feraient naufrage.

Dans la famille, l’enfant apprend pour toujours qu’il existe un lieu où l’amour est une atmosphère de vivre-ensemble et un moyen de gouvernement. Et s’il n’a pas appris cela, il a toutes chances de devenir un adulte cynique. Car la société civile incite naturellement au cynisme.
Mais encore faut-il, pour que la famille joue ce rôle essentiel, qu’elle ne s’avise pas de devenir point par point un clone de la société civile. Tentation aujourd’hui très courante.
Observons, pour servir d’exemple, la réponse aux drames de l’inceste à l’intérieur des familles. Autrefois, on n’en parlait pas et, dans le meilleur des cas, on exigeait du coupable le repentir ; mais tout se passait à l’intérieur, portes closes : on « lavait son linge sale en famille ». Aujourd’hui, au contraire, on va aussitôt au procès, et l’on étale tout cela sur la place publique. L’arme du droit est utilisée tout autant ici que dans la grande société. Il faut dire en passant que, par le passé, les familles ont usé et abusé de l’impunité légale conférée par la spécificité communautaire, et tant de victimes en ont souffert. Mais pour justifiées qu’elles soient, ces métamorphoses de comportement transforment les familles en sociétés contractuelles, entraînant nombre de conséquences. Les fratries se sentent liées par le droit davantage que par l’affection, et il devient difficile pour les enfants d’apprendre que certains lieux sont régentés par le seul sentiment.

On se souvient que, dans les années 1960, sous l’impulsion de la philosophie de Dewey, un courant de pensée défendait l’extension de la démocratie à tous les secteurs de la vie sociale. Aujourd’hui , le processus démocratique a d’ailleurs été instauré (avec plus ou moins de bonheur) dans les partis politiques, les syndicats, les universités, et j’en passe ; et il n’est pas rare que des parents s’enorgueillissent de faire voter leurs enfants pour décider du lieu des prochaines vacances. La démocratie n’est pas faite pour les sociétés autres que la société civile, ce n’est pas le lieu de le préciser davantage ici. En tout cas, l’extension de la démocratie à la famille contribue à la dilution et à la perte des finalités au sein de l’institution familiale.
Il faut défendre cette spécificité : dans la famille, l’enfant apprend les vertus morales dont il aura besoin pour que la grande société ne devienne pas tout à fait un enfer. Prenons un exemple : la modestie est une vertu familiale (on cache son intelligence quand ses proches ne sont pas au même niveau) et, dans la grande société, la modestie est une sottise (si je cache mon intelligence, je n’aurai jamais le genre de travail qui me convient). Un enfant qui n’aurait jamais appris que la modestie existe et combien elle importe dans les relations humaines vivrait comme un loup, et il existe d’ailleurs, pour cette raison, beaucoup de loups dans nos entreprises.

Le raisonnement est le même quand on réclame l’ « École ouverte », partant du principe que l’École doit ressembler à la vie afin que les enfants en fassent véritablement l’apprentissage. C’est le contraire. L’École a besoin d’être fermée ! Les enfants n’ont pas encore la capacité de supporter tous les vents du dehors. Ils ont besoin d’apprendre à juger, d’apprendre à être libres, d’apprendre à désirer, et tout cela ne peut se faire que dans le calme d’une micro-société exclusivement faite pour eux. Ils doivent être soustraits au scandale, c’est-à-dire aux spectacles qui les révoltent et les indignent par privation de sens. De la même façon qu’on n’emmène pas ses enfants visiter un bordel, on n’a pas à leur laisser visionner n’importe quel film : la conséquence est mortelle pour l’âme.
On sait à quel point les enfants-soldats, élevés dès le début dans les règles de la société de guerre, deviennent des adultes particulièrement cruels et dénués de cette réserve de compassion qui fait l’humanité des soldats du monde entier. On voit de par le monde ces enfants des rues aux visages burinés déjà par les soucis et les effrois. Sur des corps puérils, des visages d’adultes. C’est pitié. Je me rappelle ces enfants des camin spital de Roumanie : ils semblaient des vieillards, et on lisait dans leurs yeux le tourment trop grand pour eux de la déréliction humaine.

Une famille, c’est le lieu sauvegardé où l’on fait la connaissance de l’amour des autres, sans se hâter d’apprendre que le monde est sauvage. Ainsi ce monde sauvage le sera-t-il un peu moins. En somme, la famille est l’âme de la grande société et, pour ainsi dire, sa conscience.[/access]

*Photo : drinksmachine

Septembre 2012 . N°51

Article extrait du Magazine Causeur



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est philosophe, historienne des idées politiques, romancière, professeur de philosophie politique et membre de l’Institut (Académie des Sciences morales et politiques).

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