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L’incubateur du Grenelle de l’Éducation, nouvelle machine infernale

Un inquiétant verbiage autour du Grenelle


L’incubateur du Grenelle de l’Éducation, nouvelle machine infernale
Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Éducation Nationale lors de la Conférence de presse du Premier ministre sur l'application des mesures pour lutter contre la deuxième vague de l'épidemie de Coronavirus, le 29 octobre 2020.© S Lemouton - T Da Silva //SIPA Numéro de reportage : 00988335_000019

Beaucoup ont vu Jean-Michel Blanquer comme l’homme de la situation lors de sa nomination en tant que ministre de l’Éducation nationale. La littérature que l’on peut découvrir sur le site de l’incubateur du Grenelle de l’Education[tooltips content= »Lancé le 22 octobre, il se déploiera jusqu’en février 2021 NDLR »](1)[/tooltips] n’annonce pourtant rien de bon. « L’école inclusive » est en marche, aux dépens de la valorisation de l’enseignement et des professeurs.


La nomination de Jean-Michel Blanquer avait fait grimacer l’ex-ministre de l’Éducation Nationale (EN), Najat Vallaud-Belkacem. À l’inverse de celle-ci, beaucoup pensèrent que le nouvel occupant de la rue de Grenelle était l’homme de la situation. Avec l’annonce du “Grenelle de l’Éducation”, l’espoir grandit encore: on allait mettre les choses sur la table, laisser à nouveau le professeur faire son métier, valoriser l’enseignement de sa discipline, etc. Malheureusement, l’incubateur du Grenelle, « lieu d’échanges et de construction » composé d’ateliers de réflexion et de préparation au Grenelle de l’Éducation, annonce la couleur. Et la déception est grande.

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Dans un essai récent, La Haine de la culture (Éditions Armand Colin), le philosophe autrichien Konrad Paul Liessmann fait le bilan de plusieurs décennies de destruction de l’école et de la culture au niveau européen. Il note la progression de la langue technocratique qui, dans l’enceinte des ministères comme dans les entreprises, tapisse de slogans modernes les murs d’un monde dans lequel on « utilise des potentiels », on « crée du lien », on « pense ensemble », « on conçoit des images de sa propre professionnalité. »

La page d’ouverture du site du Grenelle de l’Éducation fait mieux encore. En quelques mots-clés relevant de la communication managériale, elle étale les nouvelles ambitions de l’EN pour la « communauté éducative » : reconnaissance, valeurs républicaines, mobilités, écoute et proximité, coopération, sont supposées « moderniser le système éducatif en ouvrant le champ des possibles » (dixit le ministre). Le champ des possibles s’étendant à perte de vue, nous n’en visiterons ici que quelques parcelles.

Le professeur doit devenir un expert en accompagnement social

La phrase qui introduit l’atelier Collectifs pédagogiques exprime comme une évidence absolue « qu’il n’est plus possible aujourd’hui d’imaginer un travail solitaire » – cette évidence donne la mesure de ce qui s’est passé: le professeur n’est plus cet être solitaire préparant ses cours ou corrigeant des copies dans son bureau et transmettant le savoir d’une discipline dont il est l’expert, mais l’employé d’un collectif éducatif et social, un rouage de la machine infernale à « créer du lien » ou à « faire preuve de réflexivité dans l’organisation » (K.P. Liessmann). Les disciplines tombent en désuétude et seules comptent les compétences ; le travail en équipe (des enseignants) ou en îlots (des élèves) doit être privilégié – on parlera alors, ici comme ailleurs, de communauté, d’équipe, de réseau ; le professeur n’est plus l’expert d’une discipline (le mot disparaît d’ailleurs avec son contenu) mais doit devenir un expert en accompagnement social et en projet éducatif. Dès lors, sa formation scientifique comme son travail solitaire sont non seulement superflus mais peuvent paraître contre-productifs. Le ministre écrit en effet que « la performance individuelle de l’élève est encore trop souvent la seule encouragée » alors que « ces nouvelles coopérations ont aussi pour objectif de promouvoir le travail en équipes en classe. »

La crise sanitaire et l’assassinat d’un professeur ont obligé le ministère à intégrer dans l’incubateur l’idée d’un travail sur la « gestion des situations complexes ». L’emploi de cet euphémisme n’est pas anodin. Devant les difficultés rencontrées par les professeurs – incivilités, impossibilité d’aborder certains sujets lors des cours, violences matérielles ou physiques pouvant aller jusqu’à l’assassinat – démissions et crise des vocations sont à l’ordre du jour.

Le ministère mise sur la résilience des professeurs 

« Quels dispositifs mettre en place pour attirer ou maintenir en poste les talents dans un climat scolaire serein ? », interroge le ministère. Prévoyant que, malheureusement, les choses ne vont pas s’arranger, les concepteurs de l’incubateur demandent implicitement aux actuels et aux futurs professeurs de prendre sur eux. Par conséquent, la résilience (la capacité à surmonter les traumatismes, pour faire vite) est le dispositif choisi pour conserver et attirer les « talents ». Le président de l’atelier Formation, Boris Cyrulnik soi-même, aidera à l’élaboration de « dispositifs [mis] en place pour attirer ou maintenir en poste les talents dans un climat scolaire serein. » Le professeur, ouvert, adaptable, chahuté, possible cible du terrorisme, sera, de plus, résilient ; et c’est sa résilience qui permettra vraisemblablement d’assurer un « climat scolaire serein. » L’école, ce « tuteur de résilience », d’après Boris Cyrulnik, deviendra alors la préfiguration de l’ensemble de la société. Ouverte à tous les vents mauvais du social et de la communication, des méthodes pédagogiques ou managériales, du nivellement égalitariste ou de la psychiatrie moderne, elle cherchera en vain les raisons de l’échec et finira de s’effondrer sous de nouvelles réformes. Mais toujours avec résilience.

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« Dans un contexte de changements profonds », il est prévu « d’attirer, conserver et faire s’épanouir les talents » en vue de permettre « des fertilisations croisées pour une meilleure adéquation de notre système éducatif avec son environnement. » Traduction de ce verbiage: notre nouveau personnel éducatif, résilient et mobile, saura s’adapter à tout, à la disparition des disciplines, à l’enfouissement des savoirs, aux violences, grâce à sa « gestion des potentialités » et à un management du “temps éducatif” ou de “la vie scolaire” n’ayant rien à envier à celui des entreprises les plus modernes.

La crise sanitaire pourrait amener le tout numérique dans les classes

Au milieu de ces catastrophes, nous pouvions craindre le pire au moment d’aborder l’atelier Numérique. Heureuse surprise, on y pose les bonnes questions : « Quelles sont les pratiques pour lesquelles […] les services numériques apportent une plus-value aux apprentissages ? Quelles sont les limites de ces usages numériques ? » Mais la crise sanitaire pourrait bien accélérer ces « nouvelles modalités de travail », et nombre de professeurs semblent prêts à basculer dans le tout-numérique. Des « twictées » (dictées en tweets) ont ainsi vu le jour, et des enseignants réclament que toutes les classes soient équipées de webcam. Nouveau mantra de l’enseignant progressiste: Je veux participer aux innovations pédagogiques en apportant ma pierre à l’édifice numéducatif, source des connaissances utiles à l’opérationnel, au lien social, aux solidarités intersectionnelles et à l’obtention du bac par tous et toutes.

« Nous sommes le ministère de l’humain », écrit le ministre dans l’édito du dossier de presse du Grenelle de l’Éducation. Pour que plus personne n’ait même l’idée de sourire en entendant ce genre d’inepties, les ministres de l’Éducation œuvrent, réforme après réforme, à la fabrique des crétins. « Personne ne doit être laissé de côté, il faut que tout le monde atteigne le standard minimal – et si tel n’est pas le cas, il faut des réformes » (Konrad Paul Liessmann). Pour contrecarrer la méfiance de plus en plus grande de nos concitoyens, Jean-Michel Blanquer avait déjà flanqué son ministère d’un autre slogan orwellien : L’École de la confiance. Cette dernière devait être un « service public de l’École inclusive. » Il manquait un incubateur pour peaufiner l’ensemble de l’œuvre. C’est maintenant chose faite.



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Amateur de livres et de musique. Dernier ouvrage paru : Les Gobeurs ne se reposent jamais (éditions Ovadia, avril 2022).

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