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Du danger de la lecture

Une invitation à tolérer les fictions de "Valeurs actuelles"


Du danger de la lecture
Gravure représentant Voltaire (1694 - 1778) © SIPA

Une invitation à tolérer les fictions de « Valeurs actuelles »


En 1765, Voltaire écrit un savoureux pamphlet De l’horrible danger de la lecture. Depuis  son « Grand palais de la stupidité », le grand muphti, Joussouf Chéribi écrit, du fond de l’Empire ottoman, un édit, destiné à un pays appelé « Frankrom », visant à interdire l’imprimerie. Ce texte nous parvient avec une fraîcheur inégalée à travers les siècles comme une satire, toujours vivace, de l’obscurantisme et de la censure. Dans cette fiction, la condamnation de l’imprimerie s’impose car « communiquer les pensées tend à dissiper l’ignorance qui est la gardienne et la sauvegarde des Etats bien policés. » Après le procès fait par un collectif d’Outre-Mer à l’historien Pétré-Grenouilleau en 2006, un cran (sans jeu de mots) est franchi, aujourd’hui, avec la menace qui pèse sur Geoffroy Lejeune. Quelle maladresse politique pour la députée française, Danièle Obono, que de s’exempter du droit de faire partie d’une fiction ! Doit-elle être écartée donc discriminée ?

Finies les tonalités, les nuances

Madame Obono parle de l’insulte faite à ses aïeux à travers elle. Rafraîchissons-lui la mémoire de certains de ses ancêtres plus proches. En 1948, a paru, sous la plume de celui qui fut à la fois poète et président de la République du Sénégal, Léopold Senghor, Une anthologie de la poésie nègre parrainée par le professeur Charles-André Julien et Sartre. Manifeste de la négritude, cette anthologie commémore la révolution de 1848 abolissant l’esclavage et instituant l’instruction laïque et obligatoire dans les pays ultra marins (ex colonies). Entrèrent, le 20 mai 2019, en même temps, au Panthéon, Victor Schoëlcher et le résistant guyanais, Félix Eboué. Bien sûr que le concept de négritude et de créolité créé entre les deux guerres, donne, encore, matière à réflexion voire est source de divisions. Mais en aucun cas, les thèses indigénistes ne devraient être source de violence. Il devrait en être de même pour le passé et la langue : accepter le passé sans attiser de rancœur stérile puisqu’il n’y a plus de « colonies ». Ces écrivains dont je parle sont-ils les ancêtres de Danièle Obono ? Ou les récuse-t-elle ?  Senghor a été ce qu’il est grâce à « la Grande Ecole ».

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Concours de beauté morale contre «Valeurs Actuelles»

L’affaire Obono révèle surtout la manière dont on lit, écoute, reçoit les informations. La plupart des journalistes ont pris parti sans avoir lu le texte mais après avoir vu seulement les images, comme disent les enfants. C’est consternant. « Les politiques français ne lisent plus, ils twittent » dit justement Didier Desrimais dans un article de Causeur. Nous voulons renchérir ici sur les dangers qui menacent la vie de la pensée : l’image et la vitesse, le cumul d’informations qui tuent la réflexion, l’information et non plus l’analyse. On clashe, on tacle. On minute le temps de lecture d’un article. Une maison d’édition vient même de publier les tweets du Pape. L’émotion remplace l’intelligence. On fait des emojis et des emoticons. Ou des cœurs. Abolie la distinction de l’humour qui caresse et de l’ironie qui blesse. Finies les tonalités, les nuances.

L’ère du premier degré

Surtout, le détour par la littérature n’est plus senti comme nécessaire : tout doit être de l’ordre de l’informatif et du premier degré. La syntaxe doit être élémentaire. Dans le livre XV de l’Esprit des Lois, Montesquieu, utilisant le masque (décidément) d’un esclavagiste, propose une argumentation faussée pour dénoncer l’esclavage. Exemple type de l’ironie que donne le professeur pour initier ses élèves à l’efficacité de l’argumentation. Le 9 août 2019, un youtubeur connu accuse Montesquieu de « pratiquer (sic) la « négrophobie ». L’affaire est relayée un temps pas Libé pais retirée. Dans l’Education Nationale, les professeurs ne font plus étudier le texte de Montesquieu. Or, c’est par le biais de la fiction que les auteurs de Valeurs Actuelles ont voulu faire prendre conscience du discours faussé que certains imposent de la traite négrière.

Imaginons, pour finir, le pamphlet de Voltaire publié aujourd’hui à Valeurs Actuelles. Beaucoup de lecteurs n’auraient peut-être rien compris au texte. Une idée pour le feuilleton estival prochain de Valeurs Actuelles : transporter Voltaire, Diderot, Montesquieu à notre époque. Un parler cash, informatif, rendrait-il les époques, l’atmosphère, les personnages et les sujets ? En attendant, le sort fait à Geoffroy Lejeune aurait dû susciter une levée de boucliers.

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Marie-Hélène Verdier est agrégée de Lettres classiques et a enseigné au lycée Louis-le-Grand, à Paris. Poète, écrivain et chroniqueuse, elle est l'auteur de l'essai "La guerre au français" publié au Cerf.

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