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“Je ne suis ni la Che Guevara du gras ni une identitaire des bourrelets!”

Entretien avec Gabrielle Deydier


“Je ne suis ni la Che Guevara du gras ni une identitaire des bourrelets!”
© Manuel Bolanos / Bangumi

Elle s’appelle Gabrielle Deydier et elle a publié en 2017 On ne nait pas grosse, un essai sur la grossophobie, mêlant réflexion, expérience personnelle et enquête sur les dangers de la chirurgie bariatrique. Après un téléfilm librement adapté de son livre l’année dernière, Gabrielle Deydier revient avec un documentaire qu’elle a co-réalisé[tooltips content= »avec Valentine Oberti et Laurent Follea »](1)[/tooltips] pour la chaîne Arte. Doublement primé Festival International du Grand Reportage d’Actualité, « On achève bien les gros » est actuellement disponible en ligne sur le site d’Arte et sera diffusé mercredi 17 juin à 22h50. 


Nora Bussigny. Dans votre documentaire vous tenez le discours suivant « je ne suis pas malheureuse parce que je suis grosse, je suis grosse parce que je suis malheureuse ». Comment répondriez-vous aux personnes qui, en réaction à votre citation, associent obésité et manque de volonté ?

Gabrielle Deydier. Je leur dirai que la seule maladie de la volonté que je connaisse s’appelle l’aboulie et qu’elle est très peu connue. Quand le quidam parle d’absence de volonté chez les obèses, il se limite à un jugement moral, et de son jugement moral, je m’en moque. C’est ne rien comprendre à l’obésité que de l’associer à du laisser-aller, de la fainéantise. 

L’obésité est considérée comme une maladie chronique. Bien entendu, on grossit quand le rapport entre les apports caloriques est supérieur aux dépenses énergétiques mais tout n’est pas aussi simple que ça. De multiples facteurs conduisent à l’obésité : des raisons médicales (maladies de la thyroïde, des traitements hormonaux ou des anxiolytiques…) mais aussi des raisons psychologiques (troubles du comportement alimentaire, dépression…), des terrains génétiques (inégalités des métabolismes…), familiaux (mauvaise éducation alimentaire…), ainsi que des facteurs environnementaux (présences de perturbateurs endocriniens notamment). Dire à un gros qu’il est gros parce que sa volonté serait carencée, c’est aussi crétin qu’inutile. En France, on a un avis sur tout. Nous sommes 60 millions de sélectionneurs de l’équipe de France comme nous sommes 60 millions à savoir comment régler le problème de l’obésité. Culpabiliser un malade ne le guérit pas. 

L’obésité concerne surtout les pauvres des pays riches et les riches des pays pauvres. En France, dans les foyers qui gagnent 4 000 euros et plus, le taux d’obésité est de 7% contre 33% chez les bénéficiaires du RSA. Un smicard sur quatre est obèse alors que la prévalance est de seulement 17% dans la population.

Votre documentaire, contrairement à votre livre enquête, ne traite à aucun moment de féminisme. Pourquoi ce choix alors que vous dénonciez justement l’oubli des grosses dans cette lutte ?

Moi, le seul combat que je mène, c’est celui de ma propre émancipation. 

Je rejette toute étiquette, au sens goffmanien du terme. Je ne ressens pas le besoin de poser systématiquement des mots sur qui je suis. Je n’ai pas de problème d’identité. Je n’ai pas ce besoin pathologique de décliner qui je suis quand je me présente. De facto, je suis féministe. À partir du moment où je trouve intolérable qu’il existe encore des inégalités salariales entre les sexes, à partir du moment où je trouve intolérable qu’il existe encore des plafonds de verre dans les carrières des femmes, je suis féministe. Après, je n’ai pas besoin d’un t-shirt et d’un selfie en manif pour le prouver. 

Quand je trouve indigne pour notre société de traiter les gros différemment, de les embaucher moins, de les stigmatiser plus, il va de soi que j’en pense autant pour les femmes, pour les étrangers, pour tout le monde. 

En revanche, je remarque, effectivement, que les féministes françaises, y compris quand elles se définissent inter-sectionnelles et inclusives, oublient bien trop souvent les grosses. La grosse apparaît sur les logos, sur les supports de communication mais jamais ou presque elle n’est prise en compte quand on parle de discrimination à l’embauche par exemple. Malgré la présence des grosses, il persiste des impensés les concernant. Or, toutes les féministes devraient comprendre que lorsque les grosses parlent des rejets et stigmatisations dont elles sont victimes, par définition, elles englobent tous les corps de femmes, ce qui n’est absolument pas réciproque ou alors une fois l’an. 

© Manuel Bolanos / Bangumi
© Manuel Bolanos / Bangumi

Pourquoi choisissez-vous d’ailleurs de refuser toute forme d’étiquette militante ? Dénoncer la grossophobie par le biais de votre travail n’est-ce pas déjà une forme de militantisme ?

Je ne me sens pas militante. Une amie très engagée me dit que je suis une activiste. Je ne me reconnais pas non plus dans ce terme-ci. La réalité, c’est que je m’en moque. J’ai l’impression que ça n’a d’importance que pour les professionnels du blabla. Pendant que des personnes passent leur journée à se demander ce qui est le mieux, moi je travaille et j’avance. Quand j’ai écrit On ne naît pas grosse, mon essai journalistique paru en juin 2017 aux Editions Goutte d’Or, mon but était de développer un cycle de réflexion sur la grossophobie et de décliner le sujet sur plusieurs supports. Je suis en train de réaliser ce projet. J’ai publié une nouvelle (Les petites grosses se cachent pour mourir), vendu les droits pour une fiction (Moi,grosse diffusé sur France 2 en 2019), écrit et co-réalisé un documentaire (On achève bien les gros) et sortirai un jour Metabo, ce roman d’anticipation que j’évoque dans le documentaire. En parallèle, j’ai été invitée à des conférences, des symposiums en France, Suisse, Italie… J’ai débattu de la grossophobie en milieu scolaire. Depuis trois ans je suis constamment invitée dans les médias pour en parler. Je ne sais pas ce que je suis mais je sais ce que je fais et c’est amplement suffisant. Un jour, quand ce cycle de réflexion sera terminé, dans un an ou deux, je passerai à autre chose. Je refuse d’être « Madame Grossophobie » ad vitam aeternam. 

Je crois que je suis avant tout une artiste qui pense le monde dans lequel elle évolue. C’est aussi simple que ça.

Votre documentaire montre l’émancipation d’une grosse, pourquoi dans ce cas refuser, à défaut d’un militantisme, le rôle de porte-parole des personnes grosses?

On me prête souvent des intentions que je n’ai pas. Je ne suis ni la Che Guevara du gras ni une identitaire des bourrelets. 

Si je m’engageais un jour dans quoi que ce soit, ce serait en politique, dans la lutte contre la pauvreté mais « spoiler alert » : ça n’arrivera pas. J’avais très envie de faire de la politique jeune, c’était un rêve de petite fille. J’ai grandi avec 7/7 que je regardais avec mon père et je suis toujours passionnée par les débats politiques. Dès ma première année de fac, j’ai rejoint une association étudiante. J’y ai créé un journal, des ateliers culturels et j’en ai été présidente. En parallèle j’étais aussi élue au CEVU et je me faisais « draguer » par les versions juniors des partis politiques de gauche mais déjà à cette époque je ne supportais pas qu’on me colle une étiquette. Je n’ai jamais pris de carte nulle part même si j’allais régulièrement dans les réunions où ils m’invitaient.

Mon émancipation est d’abord l’émancipation d’une gamine issue d’une famille pauvre qui a grandi dans le quartier HLM d’une petite ville bourgeoise dans le Gard. Ce n’est pas la grosse qui s’émancipe, c’est l’individu dans sa globalité.

Je ne suis et ne serai jamais la porte-parole des gros ou des grosses. Je n’ai pas le syndrome du sauveur. Je travaille sur cette problématique qui s’appelle la grossophobie et qui est la discrimination, le rejet et la stigmatisation des personnes grosses au travail, chez le médecin et au quotidien dans l’espace public. Toute discrimination est injuste. J’ai fait ce travail parce que c’était important pour moi de dire que ce que j’avais pu vivre comme femme grosse, ce n’était pas qu’à titre individuel, que ça s’ancrait plus largement à tous les niveaux de la société. On ne peut pas ostraciser dix millions de personnes sous prétexte qu’elles sont grosses.

Vous avez ajouté à votre documentaire trois scènes de fiction dystopiques où notre société plonge dans une discrimination des gros totalement légale. Croyez-vous qu’une discrimination professionnelle ouvertement pratiquée par exemple pourrait-être établie et cautionnée ?

Il y a effectivement trois scènes de fiction dystopiques. Elles sont issues d’un roman que j’écris qui s’appelle Metabo. L’idée de ce livre m’est venu alors que j’enquêtais sur le traitement des gros en France et à l’international. J’étais tombée sur une loi nippone datant de 2008 et s’appelant Metabo comme « maladie métabolique ». L’idée de cette loi était de prévenir les maladies cardio-vasculaires en mesurant le tour de ventre des employés de plus de 40 ans au Japon. Le tour de ventre à ne pas dépasser est décidé en fonction du sexe de la personne. Si elle dépasse, elle est invitée à prendre les mesures nécessaires pour retrouver un tour de taille entrant dans la norme et elle peut être licenciée si elle s’y refuse. Je ne pense pas que cette loi soit appliquée mais elle existe. La scène de l’entretien est calquée sur cette loi qui fut mon terreau. 

Je hais cette presse féminine hypocrite qui fait semblant de s’intéresser au bien-être de tous avec des articles sur l’acceptation de soi d’un côté, et des injonctions à rester jeune, belle et bronzée de l’autre

En revanche, nul besoin d’être dans le futur pour que la discrimination professionnelle soit ouvertement assumée. Elle l’est d’ores et déjà. Alors que j’étais en entretien dans une agence de communication parisienne, le recruteur m’a dit « le QI est inversement proportionnel à l’IMC ». J’ai ri en répondant que mon QI était largement supérieur à mon poids, et que dans mon cas c’était une performance mais bien entendu, je n’ai pas eu le poste. À un autre entretien, nous étions trois candidats. Le recruteur vient, serre la main des deux autres, me tape sur l’épaule et me dit « j’attends une troisième personne, pouvez-vous aller la chercher ? ». J’ai répondu que j’étais probablement la troisième personne. Ensuite, dans tous les jobs que j’ai exercés (toujours des boulots de surveillante ou de standardiste dans l’Éducation Nationale), j’ai reçu des réflexions humiliantes à propos de mon poids.

En France, une femme obèse est huit fois moins employable qu’une femme qui ne l’est pas. Pour les hommes, le ratio et de trois. (Source OIT)

Dans La Société du Paraître de Jean-François Amadieu, on apprend qu’il a réalisé des testings dans les entreprises et ses résultats vont dans le même sens.

J’ai choisi d’écrire des scènes qui se dérouleraient dans un futur proche. Pour enrayer la pandémie d’obésité, on l’interdit et rend la vie aux gros encore plus difficile. Très sincèrement, il n’y a que la dernière fiction qui est exagérée. La scène de l’aéroport est tout à fait plausible. Il me semble que Transavia réfléchit à un système similaire. En France on a aussi des défenseurs du « plus t’es gros plus tu payes » (coucou Christophe Barbier). 


Votre livre enquête porte sur une dénonciation des dangers des chirurgies bariatriques. Or vous faites témoigner dans votre documentaire une mère et son fils qui prônent cette méthode sans les contredire ouvertement. Pourquoi ce choix?

J’ai toujours été très claire sur mon rapport à la chirurgie bariatrique, toutefois, je n’ai aucun jugement à apporter sur les personnes qui ont fait le choix de la chirurgie. Je ne suis jamais dans la morale ou l’idéologie. Je suis une pragmatique.

Faire ce pas là, c’est un cheminement personnel, c’est se dire qu’il n’y a plus d’autres solutions, c’est radical. Je sens bien que tous les patients ne perçoivent pas la radicalité de cet acte, mais qui suis-je pour dire à ces personnes que ce n’est peut-être pas la solution ? Quand j’enquêtais il y a quatre ans, la plupart des personnes opérées ou ayant prévues de l’être me disaient toutes qu’elles étaient prêtes à tous les risques de sortir de l’obésité. Moi-même, je fais des démarches pour perdre du poids, j’ai simplement choisi une autre voie, une voie plus longue, plus escarpée, moins risquée mais finalement je veux, comme eux, en sortir.

En revanche, je continue et continuerai à le dire : la systématisation de la chirurgie bariatrique est une folie. Tous les obèses ne sont pas de bons sujets pour ces opérations. 

Par ailleurs, dans les parcours de soins des patients, on ne leur donne toujours pas toutes les statistiques. On dit aux futurs opérés qu’il y a 20 à 40% d’échec à 5 ans selon le type d’opération. On leur parle du taux de divorce après une chirurgie (50%) mais jamais on leur dit que le taux de suicide chez les opérés est deux fois supérieur à celui des obèses non-opérés et quatre fois supérieur à celui de la population lambda.

© Manuel Bolanos / Bangumi
© Manuel Bolanos / Bangumi

Vous racontez dans votre documentaire votre complexe du maillot de bain étant plus jeune, vous qui aimiez pourtant nager. Par quoi se manifeste selon vous la fabrique de ce complexe dans notre société actuelle ?

Oui, je me suis privée d’aller me baigner à la mer, à la rivière ou à la piscine de mes 17 à 23 ans. Quand on vit dans le Languedoc-Roussillon, croyez-moi, les étés sans baignade sont des punitions. Je me suis interdit de vivre parce que j’avais honte de ce corps débordant, de ce corps que je n’acceptais pas. À cette époque, je ne savais pas encore de quelle maladie je souffrais, j’étais dans l’errance médicale et dans la culpabilité d’être grosse. Je me détestais, et je vivais très mal les moqueries incessantes. M’exposer en maillot c’était m’exposer au rejet et aux insultes. Et puis un jour, la bonne endocrinologue, la septième, m’explique que je n’ai à culpabiliser de rien, que je suis malade et que je ne dois rien m’interdire. Elle m’a conseillé d’aller sur une plage de naturistes en me disant que j’en ressortirai transformée. J’ai mis un an à me décider. J’y suis allée une fois et le lendemain je suis offert un maillot. J’avais 23/24 ans et plus jamais je ne me suis empêchée.

Je pense qu’être immergé dans une société qui ne met en avant que des images fantasmées de la femme, c’est contribuer à la fabrique du complexe. Je hais cette presse féminine hypocrite qui entre deux pages de publicité, une qui vend une crème anti-cellulite et l’autre une tisane detox, fait semblant de s’intéresser au bien-être de tous avec des articles sur l’acceptation de soi d’un côté, et des injonctions à rester jeune, belle et bronzée de l’autre. Ce n’est pas parce qu’une fois dans l’année elle parle de grossophobie qu’elle est irréprochable. Je ne sais pas si tous les magazines féminins reçoivent des subventions mais si c’est le cas, ils méritent qu’on leur coupe les vivres. Quand on a un effet aussi néfaste sur la population féminine, on ne mérite pas d’aides. 

Vous évoquez votre mère au début de votre documentaire s’inquiétant du fait que vous soyez à vos 16 ans en taille 42. Lui reprochez-vous sa réaction que beaucoup de spectateurs qualifient de « grossophobe »?

Clairement, je trouve les gens d’une hypocrisie crasse. Ma mère est le produit de son époque, et encore aujourd’hui, dépasser la taille 40 pour une femme est synonyme d’échec, d’angoisses et de mise au régime. Dans les magasins, les grandes tailles commencent au 42, ce qui est aberrant. Rappelons quand même qu’en France, la moitié des femmes s’habillent au-dessus du 42. Dans le documentaire, j’explique que toute sa vie, ma mère qui n’a jamais dépassé les 50 kilos, a cru qu’elle était énorme. Pire, mon père a passé la sienne de vie, à lui dire qu’elle était vraiment trop grosse. Évidemment que je comprends la réaction qu’a eu ma mère. Personne n’a envie que son enfant devienne obèse. En revanche, elle a été maladroite avec ses mots. Les questions que l’on se pose aujourd’hui n’existaient pas réellement à l’époque de mes 16 ans. J’ai été adolescente dans les années 90. La sœur aînée de ma mère a souffert d’obésité pendant de longues années, ma mère l’a vue passer des années en cure d’amaigrissement, à faire des régimes yaourts et toutes les diètes débiles et dangereuses que l’on prescrivait à ce moment-là, et ma mère avait tout simplement peur que tout cela m’arrive. Le problème, c’est que cette crainte de devenir obèse a paradoxalement créé l’obèse que je suis aujourd’hui. La restriction cognitive a engendré chez moi des troubles du comportement alimentaire. Durant des années j’ai alterné les périodes de jeûnes et d’hyperphagie. Ma mère n’est pas à blâmer. Elle n’est pas grossophobe, elle savait juste que la vie d’une grosse serait plus compliquée que la vie d’une non grosse, car la société dans laquelle on vit est grossophobe et obésophobe. La Une de Elle qui titrait « Déconfiner ses kilos » avec comme illustration un mannequin en taille 32, ça c’est grossophobe. Refuser d’embaucher une personne grosse parce que Jean-Michel estime que ça nuira à l’image de sa société, ça c’est grossophobe. Soigner une otite en prescrivant un coup de bistouri pour couper l’estomac aux deux-tiers, ça c’est grossophobe.

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Documentaire co-réalisé avec Valentine Oberti et Laurent Follea
Directeur photo : Manuel Bolanos
52min pour Arte produit par Bangumi
2 prix au FIGRA 2020
A la tv le 17 juin 22H50
en ligne du 3 juin au 31 octobre



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