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La « remigration » heureuse des Parisiens lors du confinement

Des bienfaits du « Parisien en exode »


La « remigration » heureuse des Parisiens lors du confinement
Des passagers à la gare de Paris-Montparnasse, après l'annonce du confinement du pays, 17 mars 2020 © Yann Castanier / AFP

À l’annonce du confinement, un gros quart des Parisiens a quitté la capitale pour rejoindre une maison de campagne. Culpabilisés et dénoncés comme des agents infectieux, ces bourgeois des villes ont fait tourner l’économie rurale tout en redécouvrant les vertus du lien familial


Il paraît que « la romantisation de la quarantaine est un privilège de classe. » [tooltips content= »Cette formule fait référence au cliché anonyme, largement relayé par les réseaux sociaux, d’une banderole déployée au début du confinement en Espagne. »](1)[/tooltips] Puisqu’une « première ligne » héroïque risque sa vie au front, qu’une « deuxième ligne » laborieuse assure la logistique malgré les risques de contamination, il ne faudrait pas que la « troisième ligne », c’est-à-dire la grande majorité d’entre nous – silencieuse et confinée –, en profite, en plus, pour exacerber les rapports de domination qui meurtrissent en temps normal notre société. À ce titre, d’aucuns ont jugé opportun de conspuer des écrivains pour leurs récits de retraite nantie, d’autres ont brandi de maladroites statistiques pour révéler la dynamique nouvelle du patriarcat confiné ; on n’a, enfin, pas manqué de fustiger le mâle blanc au titre de ses prérogatives postcoloniales particulièrement insupportables [tooltips content= »Rokhaya Diallo n’a pas hésité à évoquer le « privilège blanc » consistant à disposer du droit au libre déplacement (article du 31 mars 2020, publié par le média turc TRT World). »](2)[/tooltips] en temps de crise sanitaire.

À cette litanie d’oppressions, il convient désormais d’adjoindre celle qu’exerce le « Parisien en exode », figure archétypale du Français urbain qui a choisi de quitter sa résidence en ville pour les veaux, les vaches, les cochons et les couvées de la verte campagne du printemps. « Nous sommes en guerre », a maintes fois martelé le président de la République dans son discours du 16 mars. Il y a très exactement quatre-vingts ans, confrontés à l’avancée inexorable des troupes allemandes, 8 à 10 millions de civils choisirent de fuir sur les routes pour rejoindre la zone libre ; en l’espace de quelques jours, Paris se vidait alors de près des trois quarts de ses habitants. Aujourd’hui c’est l’atmosphère méphitique des métropoles que l’on fuit : la promiscuité au sein des appartements ténus, la densité des passants « dérogatoires » dans les rues, la saturation des structures de soin et d’approvisionnement.

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Le petit exode

Selon une étude menée par l’Insee au début du mois d’avril à partir des données anonymes fournies par l’opérateur téléphonique Orange, c’est entre un quart et un tiers de la population de Paris intra-muros qui aurait quitté la capitale, la majorité étant en fait constituée de voyageurs de passage ou de personnes régulièrement domiciliées ailleurs (étudiants, travailleurs, etc.). Ces chiffres ont depuis été confirmés par l’analyse des consommations électriques ou de la production de déchets ménagers effectivement constatées. Et sur l’ensemble du territoire, on estime à près de 2 millions le nombre de personnes qui se seraient déplacées aux premiers temps du confinement. On sait désormais que les départements les plus impactés (l’Yonne, l’Ardèche, le Lot…) ont affiché une hausse de leur population contenue, inférieure à 10 % et que les Parisiens sont loin d’être les seuls à avoir fait le choix de l’exil. Sur l’île de Noirmoutier, par exemple, on a tôt fait d’oublier qu’une grande partie des résidences de saison – occupées précocement pour l’occasion – appartiennent aux familles de la région nantaise ; il en va de même dans les Alpes où les propriétaires lyonnais et grenoblois sont légion.

« L’exode pose la question de la dissémination du virus dans d’autres territoires », s’inquiétait cependant le ministre de la Santé Olivier Véran. Cette crainte s’est avérée largement infondée dans la mesure où les contacts entre les arrivants et les populations « locales » sont généralement restés aussi rares que prudents en raison du confinement. Loin de congestionner les hôpitaux de province, que l’on sait moins aptes à absorber des afflux massifs que les établissements des grands centres urbains, les déplacements intraterritoriaux ont paradoxalement permis d’éviter une sursaturation de ces derniers – le déploiement a posteriori de ponts aériens médicaux depuis les zones sous tension vers d’autres régions l’atteste. Ce qui doit en revanche nous interpeller c’est la gestion désastreuse, voire l’absence de gestion, des flux qui ont immédiatement précédé ou suivi l’annonce du confinement général ; non pas celle des véhicules particuliers, pourtant largement soumis aux contrôles, mais celle des transports collectifs. Les scènes aberrantes de trains ou d’avions bondés ont tant contrasté avec l’effort de distanciation auquel chacun consent chaque jour, qu’il s’agit là d’une défaillance majeure au sujet de laquelle il conviendra de rendre des comptes en temps utile.

Les vertus du contentement

Alors même que l’on ne cesse de seriner qu’il faut promouvoir le tissu économique local et les « circuits courts », on oublie que l’incrément de population en zone rurale est une opportunité unique à cet égard. Ne reculant devant aucun anachronisme – pourvu qu’il serve la doxa militante – une partie de la presse bien-pensante a cru bon de fustiger le citadin en goguette exilé, le dépeignant comme la bourgeoisie provençale du Hussard de Giono, à l’isolement pendant l’épidémie de choléra de 1832, mais jouissant d’un confort insolent, chèrement monnayé auprès des paysans autochtones.

Des tensions d’approvisionnement ont certes pu être sporadiquement constatées les premiers temps, mais rien n’indique qu’elles aient été pires à la campagne qu’en ville. La plupart se sont par ailleurs vite et largement résorbées pour laisser place à un nouvel équilibre où, malgré la crise, la « nouvelle clientèle » soutient chaque jour les économies – si fragiles – de nos villages.

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Alors même que la post-postmodernité revendique avec fracas le primat de l’individu, on assiste aujourd’hui au retour éclatant des vertus du lien familial, socle essentiel de la solidarité d’une nation. Quittant leurs résidences, souvent solitaires, des métropoles, nombreux sont ceux qui ont fait le choix de retrouver leurs proches pour vivre ces longues semaines de retraite imposées.

Le Danemark a su, très tôt, organiser la quarantaine de ses concitoyens touchés par le virus ou suspectés de l’être en la déportant hors des centres urbains, alors que nous installions des barrages routiers pour repérer et raccompagner chez eux les contrevenants. « On a voulu, à tort, faire de la bourgeoisie une classe, écrivait Hugo, la bourgeoisie est tout simplement la portion contentée du peuple » ; on peut s’interroger sur le fait que, 150 ans après Les Misérables, on condamne encore le contentement au mépris du bon sens.

Mai 2020 – Causeur #79

Article extrait du Magazine Causeur




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Docteur en philosophie de l’École normale supérieure, professeur chargé de cours à l’Essec, coauteur (avec A.-S. Nogaret) de l’essai "Français malgré eux", préfacé par Pascal Bruckner. Il publiera en 2022 "Le Statistiquement correct", au Cerf.

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