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Suis-je un salaud?

J'ai passé commande sur internet pendant le confinement


Suis-je un salaud?
Un livreur Deliveroo Image d'illustration Unsplash

En plein confinement berrichon, j’ai craqué en commandant un livre en ligne !


Depuis bientôt quatre semaines, j’ai été un citoyen exemplaire. Ah la République peut être fière de ses confinés, combattants en charentaises et tee-shirts Mickey XXL, télétravailleurs de l’impossible, patriotes à l’heure des applaudissements entre la gamelle de pistaches et l’émission de Pascal Praud. Guerriers pacifistes armés, au mieux, d’une cannette de bière française à la main. Barricadés en survêtement et virologues par contumace qui ne quittent plus leur poste d’observation : les chaînes d’info en continu. Ce printemps, La Marseillaise aura un goût de chips au barbecue et de 7ème Compagnie. Les reclus du canapé ne pourront plus jamais subir les sarcasmes des agitateurs. De tous ces joggers moralistes qui couraient jadis sur les quais en exhibant leurs corps affûtés. Des inconscients à enfermer, ils nous donnaient mauvaise conscience. Hidalgo a tranché. La circulation alternée, c’est son dada ! Elle a la fluidité en horreur. Quel échec aussi pour tous ces militants énervés qui arpentent depuis si longtemps la Sainte-Trinité « Bastille-République-Nation » sans avoir réussi à sauver les services publics des contraintes budgétaires. Le pays est bloqué, complètement à l’arrêt, PIB en berne, intermittents au bord du suicide, hôpital sous perfusion, et le peuple a choisi la révolution en glandant ! Nous sommes d’admirables résilients couchés. Cruelle leçon pour tous les pétitionnaires du pavé qui devront repenser leur mode d’action, dans le monde d’après. 

Les premiers effets du confinement sur le psychisme apparaissent

Alors, conformément aux recommandations gouvernementales, je n’ai pas mis le nez dehors. J’ai la légalité dans le sang comme le père de François Gensac (Maurice Biraud) dans Un taxi pour Tobrouk. Glisserais-je doucereusement sur la pente savonneuse du progressisme sans m’en rendre compte ? Le système est décidément trop fort, il m’aura ferré. On se pense indépendant, critique, libre d’esprit, atrabilaire et on se réveille un matin, en animal domestique réclamant sa sortie hebdomadaire au supermarché afin de soutenir la grande distribution et le lobby agroalimentaire. On se croit malin en avançant des idées réactionnaires dans des chroniques et on court au tabac faire le plein de cartouches avant le contingentement. La prochaine étape, je lève la patte pour obtenir un plein de Super sans plomb. Ce confinement aura des conséquences graves sur notre psychisme. Je ne suis déjà plus le même homme. Le virus nous met face à nos contradictions et nos petites compromissions du quotidien. La mondialisation a bon dos, elle masque nos propres faiblesses. 

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J’ai commencé à avoir des doutes, le soir où j’ai écouté religieusement Luchini réciter La Fontaine sur mon smartphone dans une lumière crépusculaire. Tant pis pour la clarté de l’image et la netteté du propos, je communiais sur l’autel de la Culture. À une autre époque, j’aurais raillé l’acteur, son côté cabot cathodique, incapable de couper le cordon avec sa clientèle par peur de disparaître et d’être oublié. Les artistes, ces commerçants qui positivent, savent mieux que quiconque la fragilité d’une carrière, ils repoussent sans cesse leur date de péremption. Donc, ils chantent, déclament, écrivent, occupent les réseaux sociaux pour exister. Je n’avais même plus la force de me moquer d’eux, j’étais ému par leur désarroi. Je pleurais à la beauté de cette langue française, ce style qui ne se fane pas, comme une infirmière devant sa dernière fiche de paie. Depuis quatre semaines, je n’ai donc pas bougé une oreille. Par respect et pudeur pour les habitants de mon village, je n’ai pas enfilé un short, ni chaussé des baskets. Je sais bien que si le ridicule ne tue pas dans les ministères, à la campagne, le jet de pierres reste un sport encore assez pratiqué. Les vieux pétanqueurs visent juste. Ils ont l’entraînement. 

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Devant mon téléviseur, je pestais contre ceux qui continuent à commander des sushis en pleine crise sanitaire et font courir un risque majeur à tous ces livreurs, ces nouveaux esclaves en sac à dos, derniers éclaireurs à bicyclette dans la ville endormie. Pour quelques euros, ces gamins sont les sacrifiés de notre société de consommation. Ils payent « cash » notre confort alimentaire. Une passionaria du journalisme m’alertait dans un reportage sur les conditions de travail dans les grands entrepôts des géants de la vente en ligne. J’étais de tout cœur avec ces manutentionnaires obligés de se frôler. Depuis un mois, je n’avais pas commandé un seul livre par internet. Un exploit, pire un sacrifice. Oui, je l’avoue, il m’arrive de commander régulièrement sur ces plateformes et de continuer à fréquenter les librairies physiques. On peut faire les deux en même temps. Vous voyez ce que je vous disais, le progressisme s’infiltre en moi. Il m’est arrivé parfois de fréquenter un magasin, un dimanche après-midi, j’en suis désolé ! Mais là, j’avais décidé de résister à la tentation. Les Gafa ne passeront pas par moi. C’était une question de principe, de dignité même. J’ai pourtant accès à une bibliothèque de 5 000 livres à domicile, pourquoi vouloir acheter ce roman Canisy suivi de Chef-lieu de Jean Follain chez Gallimard dans l’édition réunie de 1986 ?  Une envie de drogué ! Je suis un camé pitoyable. Je peux vous assurer que j’ai tenté de lutter pendant plusieurs jours. Au moment de confirmer ma commande, plusieurs fois, je l’ai annulée. Et puis, ce matin, j’ai craqué, je voulais le toucher ce roman, m’endormir avec. Même s’il arrive après le confinement, je l’aurai. Je me sens quand même un peu sale.  



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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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