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« La Cravate »: les bobos et l’ourson

Sortie le 5 février


« La Cravate »: les bobos et l’ourson
© Nour Films/ Quark Productions

« Le critique de cinéma, c’est l’inspecteur des travaux finis », disait François Truffaut. Chaque mois, Jean Chauvet nous parle des chantiers en cours. Étienne Chaillou et Mathias Théry mettent sur pieds un documentaire politique se voulant innovant. Ils n’échappent pourtant pas à la règle avec La Cravate.


On confessera un amour immodéré pour le documentaire dit « politique » qui consiste à suivre durant une plus ou moins longue période des hommes politiques en campagne électorale. C’est Raymond Depardon qui en 1974 ouvrit le bal en suivant Giscard d’Estaing jusqu’à sa victoire électorale. Viendront ensuite la réjouissante série au long cours de Jean-Louis Comolli et Michel Samson sur les rocambolesques suites du décès de Defferre dans Marseille contre Marseille ou bien encore Le Président d’Yves Jeuland sur l’impayable Georges Frèche dans sa baronnie occitane de Montpellier. Encore faut-il que les auteurs conservent avec leur sujet une distance nécessaire, sans pour autant nier l’inévitable empathie qui naît au fil des jours à l’endroit du personnage principal. Étienne Chaillou et Mathias Théry, déjà coréalisateurs du film La Sociologue et l’Ourson autour du mariage pour tous, ont suivi durant les quelques mois de la dernière campagne présidentielle un jeune homme nommé Bastien Régnier, militant du Front national à Amiens. Et cela donne un film intitulé La Cravate (symbole pour les auteurs de la volonté de respectabilité de ces militants…). Selon la règle habituelle de ce jeu documentaire « embarqué », ils l’ont suivi partout ou presque, au moins dans son activité politique, avec évidemment son accord actif et celui des instances de son parti. Bénéficiaires de ce traitement de faveur dont on peut se demander s’ils seraient capables de se l’appliquer à eux-mêmes, les auteurs de ce type de cinéma intrusif par définition n’aiment rien tant que de filmer la porte qui tout d’un coup se ferme devant eux. Histoire de bien montrer que les politiques ont toujours quelque chose à cacher. Les auteurs de La Cravate n’échappent pas à la règle, eux qu’on aimerait tant suivre dans les coulisses de leur propre tournage et entendre leurs réflexions s’y rapportant. Mais l’arroseur arrosé n’est décidément pas à l’ordre du jour dans notre bonne société médiatique de la transparence pour autrui.

 

Désireux d’innover, Chaillou et Théry proposent un dispositif qui consiste à faire lire à leur protagoniste le commentaire qu’ils ont écrit et que l’un d’entre eux lira ensuite en voix off. Habile moyen de « ligoter » leur sujet principal avec leurs propres mots et leur propre ressenti. Que la « victime » de ce petit hold-up soit consentante ou semble l’être ne fait au fond qu’accentuer le malaise qui en résulte chez le spectateur. Un exemple parmi d’autres : on filme une soirée bien arrosée entre amis, on traque les propos racistes et on les ressort tels quels en commentaire et à l’image. Confronté à ses propos, le stigmatisé se défend mollement, arguant de son ivresse et les deux auteurs de le plaquer alors au sol de leurs certitudes par un retentissant « In vino veritas ». Il n’est pas certain que Bastien Régnier comprenne le sens de cette citation latine à voir sa réaction. Mais qu’importe, n’est-ce pas, la séquence fait sens et montre décidément que les deux auteurs maîtrisent à merveille la communication et le langage : Front national, racisme implicite et beuverie explicite, ne cherchez pas l’intrus. Ainsi va tout le film durant sa première heure avec cette conclusion d’étape par le jeune intéressé : « Je pense être quelqu’un de bien au fond, j’espère. » Mais comme diraient les autres ou à peu près, un militant du Front national peut-il dire cela ? Évidemment que non, alors on est allé un peu plus loin dans l’investigation et on a découvert un passé ultra violent de skinhead : la violence physique du voyou se transforme juste dans la violence verbale du militant. S’ensuit une scène surréaliste au cours de laquelle, avec la condescendance toute feutrée qui les caractérise, les deux auteurs font comprendre à Bastien Régnier qu’il est l’unique responsable des insultes qu’il reçoit sur les marchés (et, serait-on tenté d’ajouter, du licenciement dont il a fait l’objet pour délit d’opinion), car c’est sa violence qui fait naître celle des autres et non l’inverse. La conclusion tombe quelques scènes plus tard (au cours desquelles on n’aura jamais entendu parler politique), de la bouche même de l’intéressé : « Et la question que je me pose : “Est-ce que je suis un connard du coup ?” » CQFD… Il fallait donc en arriver là : que le sujet/objet s’autocondamne sur la place publique de la caméra. Les « connards » d’un côté, « nous » de l’autre. On peut aussi refuser ce cinéma de la manipulation.

Février 2020 - Causeur #76

Article extrait du Magazine Causeur




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Critique de cinéma. Il propose la rubrique "Tant qu'il y aura des films" chaque mois, dans le magazine

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