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Foucault goes to Beijing


En cette période de vaches maigres pour les exportations françaises, peut-être faut-il s’en réjouir : la French Theory triomphe en Chine ! Sa contribution en devises est certes limitée, mais il n’y a pas que l’argent qui compte dans la vie. Pour l’ego national, soumis à dure épreuve ces derniers temps, l’écho que rencontre l’intelligence française, notamment à travers l’œuvre de Michel Foucault, dans le monde intellectuel chinois et, de façon plus surprenante, dans la pensée officielle, ne laisse pas d’être réconfortant.
Les rabat-joie ne manqueront pas de remarquer que cette French Theory, comme son nom l’indique, est assez peu française – c’est généralement en langue anglaise que Foucault est lu à Pékin. Ce sont là les aléas de la mondialisation. Il n’y aurait que matière à se réjouir pour le rayonnement culturel de notre pays si l’œuvre de Michel Foucault n’était pas soumise à une lecture adaptée aux « caractéristiques chinoises » qui en révèle des aspects inquiétants – et éventuellement dommageables à notre rayonnement culturel.[access capability= »lire_inedits »]

Il faut préciser que les intellectuels qui fréquentent les salons chics de la nouvelle Chine, où ils se tiennent au courant de ce qui se fait de plus avancé dans la pensée occidentale, sont également ceux qui sont influents dans les cercles du pouvoir. Adoubé depuis longtemps par le courant le plus critique du monde universitaire américain[1. « Critique » signifie en l’occurrence critique des États-Unis, car les mêmes sont souvent d’une complaisance stupéfiante à l’égard des gouvernements des « pays émergents », Chine en tête.], Foucault a été intégré à la panoplie que des chercheurs s’efforcent de vendre au Parti communiste pour lui permettre de développer le soft power de la Chine sur la scène mondiale, tout en luttant contre l’occidentalisation du pays.

Dans les années 2000, on espérait à Pékin que la puissance économique du pays se traduirait mécaniquement en influence culturelle. L’effort consenti par l’État, avec la création des Institut Confucius à l’étranger ou le financement de blockbusters, devait permettre à une culture assise sur la mythologie de « cinq mille ans d’histoire » d’obtenir le rayonnement qu’elle mérite jusqu’à détrôner Hollywood et, a fortiori, Bollywood. En 2004, le président Hu Jintao, enivré le projet d’« émergence pacifique » de la Chine, déclarait que la culture chinoise était bonne pour les Chinois, comme pour le reste du monde.

Aujourd’hui on déchante à Pékin. Les blockbusters subventionnés font des flops, et si les Institut Confucius ne désemplissent pas, ils n’attirent guère de sympathie au régime. Hu Jintao, qui s’apprête à prendre une retraite méritée, a récemment lancé une diatribe contre les « forces hostiles » qui cherchent à « occidentaliser » et à « diviser » la Chine avant d’entamer un vigoureux plaidoyer pour la défense de la « culture socialiste » chinoise. Ce discours musclé, assez inhabituel dans la bouche d’un leader qui a tout fait au cours de ses dix ans au pouvoir en Chine pour ne heurter personne (au moins en paroles), a de quoi inquiéter ceux qui scrutent la transition en cours.

La « Nouvelle Gauche », qui conjugue néo-maoïsme victimaire et nationalisme virulent pour taper à bras raccourcis sur l’Occident, trouve dans la pensée de Foucault des instruments permettant à la fois de « déconstruire » la puissance culturelle occidentale dominante et d’élaborer, sur les ruines de la Révolution culturelle et de trente ans de capitalisme d’État qui ont éradiqué la tradition et démonétisé la rhétorique marxiste, un discours de légitimation d’un régime dont la seule ambition est sa propre pérennité.

Dans sa définition du soft power, Joseph Nye met l’accent sur l’assentiment des peuples à des valeurs véhiculées par des systèmes politiques attractifs. Pour les Chinois, cette conception de la propagande politique est un peu trop… soft. En dévoilant le caractère arbitraire des constructions culturelles, Foucault met au jour un dispositif politique global dans lequel le langage façonne la réalité, privant les individus de toute liberté réelle. Ce qui intéresse le pouvoir chinois dans cette affaire, c’est la mise entre parenthèse de la réalité (de l’oppression par exemple), recouverte par un discours qui l’occulte tout en la justifiant. À partir du moment où tout régime politique est un système de domination qui s’appuie sur un monopole du discours, alors peu importent les formes politiques concrètes : anything goes, comme on dit en bon chinois, et la démocratie n’est qu’un système de domination parmi d’autres, tout comme l’autocratie chinoise. En clair, le succès de Foucault dans les cercles dirigeants chinois est un profond nihilisme intellectuel.

Wei Aoyu, un philosophe chinois installé en France, a été le premier à remarquer, dès 2001, l’étrange destin de la French Theory passée à la moulinette chinoise, qu’il attribuait à « la capacité hautement performante des pouvoirs […] chinois de récupérer et de détourner des pensées subversives ». Mais on ne saurait exclure que, dans son mépris de la question classique du « bon régime », la French Theory ouvre la voie au relativisme qui permet, selon les termes de Wei Aoyu, de transformer une « théorie anti-pouvoir » en théorie du pouvoir. Aussi redoutable soit le fatras des gender studies et autres cultural studies qui occupe une partie de la recherche française, il n’est peut-être pas la partie la plus nocive de la postérité de la French Theory.[/access]
 

Mars 2012 . N°45

Article extrait du Magazine Causeur



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