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« Le bobo reste dans le même bateau que tous les autres Français »

Entretien avec Benjamin Demeslay et Gabriel Robin (1/2)


« Le bobo reste dans le même bateau que tous les autres Français »
"La lutte des classes", un film avec Edouard Baer et LeÎla Bekhti.

Vous êtes farouchement attaché aux frontières mais en avez assez des discours simplistes qui opposent des élites dépravées à une France périphérique parée de toutes les vertus ? Le souverainisme incantatoire et le populisme à la petite semaine des « y’a qu’à, faut qu’on » vous sortent par les yeux ? Pas de doute, Le Non du peuple est l’essai qu’il vous faut. Ses deux co-auteurs Gabriel Robin et Benjamin Demeslay ont répondu à nos questions. Entretien (1/2).


Daoud Boughezala. Depuis quelques années, parmi la droite intellectuelle, le retour des frontières fait un retour en force, les uns se référant à Poutine, les autres à Trump. Pourquoi estimez-vous dépassé le souverainisme classique ? 

Benjamin Demeslay et Gabriel Robin. Notre livre est un plaidoyer et un éloge de certaines frontières. Mais la question des frontières ne doit pas être traitée avec légèreté, ou, pire, avec dogmatisme. Nous vivons à une époque complexe où les frontières traditionnelles sont soumises à rude épreuve tant parce que les États-nations – notamment et principalement européens – ont refusé de les faire respecter sur les plans démographiques et civilisationnels, que parce que l’économie mondialisée et la technique les transcendent par nature. Nous ne sommes donc absolument pas « sans-frontiéristes ». Nous sommes même à l’opposé du spectre. Reste que nous devons être réalistes et regarder le monde tel qu’il est, et non tel que nous voudrions qu’il soit. Aujourd’hui, un épicier congolais installé dans le 19ème arrondissement parisien peut vivre en pleine autarcie identitaire, connecté H24 à son pays d’origine par le satellite et les réseaux sociaux. C’est ce que le sociologue américano-indien Arjun Appadurai appelle l’ethnoscape. Ces nouvelles donnes doivent être prises en considération par la classe politique pour mieux appréhender l’avenir.

Faut-il donc abandonner toute politique régalienne de contrôle des frontières ?

Au contraire, partant de ce constat, il faut être extrêmement ferme en matière migratoire et stopper l’hémorragie. Et ce d’autant plus qu’aux immigrés francophones massivement venus des anciennes colonies lors des dernières décennies – malheureusement abreuvés à la haine de soi de la gauche politique et aux ressentiments d’après-guerre – qui ne se sont pas tous intégrés, viennent aujourd’hui s’ajouter des populations issues d’horizon encore plus éloignées ethno-culturellement de la France et de l’Europe, arrivant parfois chargés d’histoires personnelles traumatiques glanés dans des zones de conflits centenaires aux valeurs profondément étrangères aux nôtres (Afghanistan, corne de l’Afrique). Il faut bien comprendre que Trump et Poutine sont protectionnistes mais conscients du monde dans lequel ils vivent. Ce ne sont pas des idéologues. Ce sont des nationalistes pragmatiques.

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Chez les jeunes conservateurs, repris par Laurent Wauquiez, une nouvelle vulgate oppose les populations urbaines (bobos et enfants d’immigrés des banlieues) à la « France des oubliés » habitant zones rurales et péri-urbaines.  Pourquoi récusez-vous cette division binaire de la France ? 

Tout simplement parce qu’elle ne suffit pas à rendre compte du paysage politique, sociologique et culturel français. Si ce clivage n’est pas dénué d’intérêt, il ne peut à lui seul dire ce qu’est la France de 2019. Une dialectique populiste efficiente devrait, tout du moins à notre avis, unir le peuple français plutôt que le diviser. L’urbain qualifié de « bobo » n’est-il pas lui-même confronté à la hausse du coût de la vie et exposé aux dangers de la rue ? Il a peut-être plus de services publics à proximité de son logement, mais sa vie n’en est parfois pas moins difficile. Lui aussi sera du reste dans le même bateau que tous les autres Français. Notre horizon, s’il doit être national, impliquera tous les Français. Une usine qui ferme en Lorraine n’a pas d’incidence immédiate sur des régions éloignées, mais plusieurs usines qui ferment en auront sur l’économie toute entière. Si nous vivons dans une économie mondialisée où le battement d’ailes d’un papillon numérique à Hong Kong a des conséquences en France et au Brésil, vous vous doutez bien que ce qui se passe en France n’est pas non plus sans conséquences internes. Oui, la France dite « périphérique » a été très négligée, sous-représentée dans la production culturelle. C’est d’ailleurs aussi le cas pour les métropoles provinciales. Très peu de films et de séries sont tournés à Bordeaux, Lyon ou Montpellier. Quand la France périphérique est racontée, c’est aussi bien souvent dans un registre comique troupier ou dans des drames misérabilistes. Je crois que la France populaire a mieux à dire d’elle-même que ce que n’en disent certains de ses avocats autoproclamés, qu’elle a toujours en elle des trésors et qu’on ne peut la réduire au public de Cyril Hanouna ou aux plus virulents des gilets jaunes. Il y a en ce moment une nouvelle conscience de classe qui émerge et qui pourrait faire naître de beaux mouvements. Il semble aussi nécessaire de réconcilier les Français et de faire concilier les représentations qu’ils se font de leur pays. C’est le rôle du politique que de donner une aventure collective à son peuple. Celle-ci est toute trouvée : conserver le meilleur de la France du passé pour mieux nous projeter dans le futur.

Pourquoi estimez-vous les catégories les plus mobiles, qui sont aussi les plus aisées, plus enracinées que la France des gilets jaunes sédentarisés ? Contrairement à Patrick Buisson qui y voit les derniers résistants au rouleau compresseur de la mondialisation, bornez-vous leur horizon culturel à Johnny Hallyday, Cyril Hanouna et Jacquie et Michel ?

Nous ne disons pas que les catégories mobiles seraient plus « enracinées ». D’ailleurs, le mot n’est pas utilisé dans le livre. Les hommes ne sont pas des plantes en pots. Mais ils ont besoin de profondes racines pour « monter haut », si vous me permettez de paraphraser Frédéric Mistral. Nous sommes tous plus ou moins déracinés ! Quand vous avez peine à joindre les deux bouts, vous aurez peut-être tendance à privilégier des moments pour vous vider la tête plutôt que pour la remplir. Tous les Français sont soumis au rouleau-compresseur de la mondialisation, d’où qu’ils viennent. Qui n’a pas internet en 2019 ? Qui n’a pas encore de smartphones ? Un adolescent du Lot regardera les mêmes clips sur YouTube qu’un adolescent de la banlieue parisienne, et presque les mêmes qu’un adolescent d’Alger ou un adolescent de New York. Nous sommes tous devenus des nomades. En revanche, nous pouvons envisager un futur où nous serions des nomades arrimés à une terre, maîtres d’une terre. En l’occurrence, la France. Les catégories les plus mobiles dont vous parlez n’oublient pas la France quand elles partent vivre à l’étranger, elles restent ethniquement et culturellement françaises. Bien sûr, elles sont gagnées au mode de vie occidental et à certains discours, notamment « progressistes ». Cela ne change pas grand-chose : on les entend aussi bien dans les entreprises françaises que dans les administrations publiques ou les IEP ! Elles sont souvent plus cultivées pour des raisons socio-économiques, donc parfois plus sensibles à la partie la plus savante du legs immatériel national. C’est tout.

« Les classes moyennes supérieures n’ont cessé d’être ponctionnées. » Lire la deuxième partie

Le non du peuple

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est journaliste.

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