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En visite chez un prince afghan


Depuis sa libération des geôles talibanes, Hervé Ghesquière fulmine contre l’ethnocentrisme des médias français et la frivolité nonchalante du public qui préfère suivre les méandres de l’affaire DSK plutôt que s’intéresser aux problèmes géopolitiques de l’Asie centrale. J’ai donc décidé de vous raconter une histoire afghane.
L’Afghanistan n’a jamais été une nation ni même un État. L’Afghanistan a toujours été une collection d’individualités. Ce constat du grand géographe français du monde musulman, Xavier de Planhol, résume sans doute l’essentiel de ce que le public occidental devrait retenir au sujet d’un pays qui, depuis trente ans, revient régulièrement, à la « une » de la presse internationale. Si on prétend, au-delà de cette définition lapidaire, donner à sentir et à comprendre un peu de la réalité afghane, il faut donc commencer par donner corps à des personnages autres que le président Karzaï et les ministres qui l’accompagnent lors des visites à l’étranger. Dans les coulisses du pouvoir, on croise en effet de mystérieux personnages. Dépourvus de postes officiels mais ancrés dans l’histoire afghane, ils jouent un rôle politique même s’il est difficile d’évaluer leur influence réelle sur le cours des choses. Le prince Abdoul Ali Seraj est un de ces personnages.

Pendant l’été 2011, nous nous sommes vus à plusieurs reprises à Kaboul. L’une de ces rencontres m’a semblé particulièrement. J’avais fait part au prince de mon souhait d’assister à une réunion de la Coalition nationale pour le dialogue avec les tribus d’Afghanistan, dont il est le président. Deux jours plus tard, j’étais dans son jardin, entourée d’une douzaine d’hommes barbus et enturbannés, très polis, préoccupés et fort affamés. La Coalition n’est ni tout à fait un parti politique ni tout à fait une alliance de sages. Selon les dires du prince, il s’agit d’un « mouvement populaire » : « La Coalition constitue un corps consultatif qui regroupe les anciens de toutes les tribus afghanes, y compris des talibans. Nous sommes reconnus au niveau international par le Congrès américain et par le Parlement européen. Il est de notre ambition de réunifier le peuple afghan. Si demain je veux organiser une manifestation de milliers de personnes à Kaboul, il suffit que je passe un coup de fil ! »[access capability= »lire_inedits »] Un coup de fil avait sans doute suffi également pour convoquer cette réunion de travail à laquelle participaient des chefs tribaux de toute l’Afghanistan, ainsi que le représentant d’un camp de réfugiés afghans au Pakistan. Il faut croire que ma requête au prince était tombée à pic. La méfiance et l’immodestie se conjuguant, je me suis pourtant demandé s’il ne s’agissait pas d’une comédie jouée à mon intention. C’est la thèse de mon co-équipier : « Le prince les a recrutés dans la rue et, en échange d’un repas chaud, ils ont joué le rôle de chefs tribaux. » Dans un pays où on achète une voix pour moins de 20 dollars, ce scénario n’est pas totalement invraisemblable. Mais dans quel but le prince aurait-il trouvé ces gens, fait rôtir des poulets, disposé des mini-tentes dans son jardin soigné ? Impressionner une journaliste ? Difficile à croire.

Quoi qu’il en soit, je n’ai pas la preuve que ces chefs tribaux étaient de vrais chefs tribaux. En revanche, Abdoul Ali est un vrai prince, doté d’un pedigree impressionnant. Descendant direct de neuf rois d’Afghanistan, neveu du réformateur et moderniste roi Amanullah, fondateur du lycée français de Kaboul, arrière-petit-fils d’Abdur Rahman, l’« Émir de fer », celui-là même qui fit manger à un homme adultère ses maîtresses préalablement bouillies. Le comble de l’atrocité, comme l’a souligné l’historien Bijan Omrani, n’était pas tant d’avoir forcé un homme au cannibalisme que de l’avoir fait sachant que les portes du paradis sont fermées pour l’éternité à un cannibale. Il est vrai qu’on ne choisit pas sa famille, mais on choisit toutefois ses références et, pour le prince Abdoul Ali, son illustre ancêtre reste une référence, sinon un héros. Je me lance : « Cela ne vous gêne pas de savoir que la réunification de l’Afghanistan à laquelle est parvenu Abdur Rahman a été un processus d’une extrême brutalité, à l’issue duquel les Hazaras ont été réduits à l’esclavage ? » Confortablement assis dans son salon bourré d’antiquités, le prince Ali, tout en grignotant des raisins secs, répond : « Ce processus devait être brutal. Et si, à présent, nous parvenons à pacifier l’Afghanistan, ce sera également un processus brutal. » Les Afghans ne peuvent s’unir, explique-t-il, qu’autour d’un homme fort. « Les partis ou les programmes politiques ne nous intéressent pas. D’ailleurs, nous ne les comprenons pas. »

En tout cas, son rôle dans l’élection présidentielle de 2009 donne une idée de son pouvoir d’influence. Il a alors été sollicité par les conseillers d’Hamid Karzaï – et peut-être par les Américains dont Karzaï était le candidat – pour lui apporter son soutien. À entendre le prince, c’est lui qui l’a fait roi. « Karzaï a été élu grâce aux votes de 250 chefs tribaux que j’ai contactés », précise-t-il avant de déclarer avec conviction qu’il regrette de l’avoir fait. Il faut dire qu’il était lui-même candidat, avant de changer d’avis et de renoncer. Pour expliquer cette volte-face, il invoque d’abord l’inflation de prétendants, qui étaient une quarantaine à l’approche de l’élection. « C’était parfaitement ridicule ! », commente le prince. Par ailleurs, il affirme avoir fait le choix stratégique de s’engager dans un travail à long terme incompatible avec la durée d’un CDD présidentiel. « Admettons que je devienne le président de l’Afghanistan et que je remporte des succès durant mon mandat. Très bien. Mais au bout de cette période, je serais obligé de céder ma place à un successeur. J’aurais ainsi desservi autant mon pays que les traditions de ma famille. Il est donc plus utile et plus intelligent de contrôler le travail du gouvernement à une certaine distance. » Cette explication est peut-être véridique. Mais peut-être Ali Seraj a-t-il plus banalement cédé à la pression, amicale mais ferme, des maîtres du « Grand Jeu » afghan du XXIe siècle – les Américains : un monarchiste à la tête d’une démocratie toute neuve et importée de surcroît, ça l’aurait foutu mal.

À l’image d’une bonne partie des Afghans, le prince n’affiche pas une estime démesurée pour le président Karzaï. « Karzaï is weak !», lance-t-il du ton de celui qui prononce une sentence. « Voici le roi Dost Mohammad », déclare-t-il en se saisissant d’un des petits bonbons disposés dans une jatte en cristal sur la table basse de son salon, « et voilà Abdur Rahman », ajoute-t-il en sortant un bonbon de plus, « et voilà Habibullah, et Amanullah, et Inayatullah, et Mohammad Nadir Shah et Zahir Shah… ». Ayant vidé la jatte de son contenu et aligné des bonbons l’un après l’autre, Abdul Ali Seraj tape sur la table d’un poing de fer, vraisemblablement hérité de son arrière grand-père. Les bonbons-rois sursautent et moi aussi. « Quinze générations au service du pays ! Qui est Karzaï ? Il ne sait même pas qui est son père ! » Que faut-il comprendre ? Aiguillonné par cette lignée, le prince projetterait-il un coup d’État ? Je reste collée à mon fauteuil, bouche bée, à observer une domestique boiteuse ramasser quinze générations de bonbons sur l’épais tapis couleur sang couvrant le sol.

Quelques jours après, en cherchant des informations sur la Coalition, je tombe sur un article publié par The Independent. Son auteur raconte une scène pratiquement identique, sauf que pour représenter la dynastie des Barakzaï, le prince Ali s’était servi de ses cartes de visite et non pas de bonbons.
Le prince Ali est un nostalgique inconsolable. Dire qu’il est déçu par ce qu’il a découvert en rentrant dans un Afghanistan libéré des talibans, après une trentaine d’années passées aux États-Unis et au Brésil, serait un euphémisme. « Nous avons toujours été un peuple très propre. Les gens lavaient leurs habits, nettoyaient leurs maisons. À présent, on ne voit que de la pourriture partout ! Nous avons adopté le pire des cultures pakistanaise et indienne. Lorsque je me promène à Kaboul, je ne reconnais plus les gens, mes voisins, le mode de vie qui était le nôtre, les mœurs… », se désole-t-il. Il faut dire que dans les années 1960 et 1970, période à laquelle il vivait dans le pays, l’Afghanistan, c’était autre chose. Bruce Chatwin en a donné un aperçu appétissant dans son carnet de voyage : « En 1962 – six ans avant que les hippies n’y aient semé le désordre (en jetant les Afghans éduqués dans les bras des marxistes) – vous pouviez partir pour l’Afghanistan avec les mêmes espérances que, par exemple, Delacroix s’embarquant pour Alger. Dans les rues d’Herat, on voyait des hommes en turban montagnard, marchant la main dans la main une rose à la bouche et portant un fusil enveloppé dans du chintz à fleurs. » Pour autant, le prince Ali serait certainement la dernière personne au monde à émettre la moindre critique à l’égard des hippies. Ce sont eux qui lui ont sauvé la vie, à lui et à sa famille la plus proche.

En avril 1978, un coup d’État du Parti démocratique populaire d’Afghanistan, c’est-à-dire des communistes, renverse le gouvernement du prince Daoud, qui est assassiné ainsi que plusieurs membres de sa famille. « Déjà, mes parents m’avaient préparé à la possibilité que les choses tournent mal et que nous nous retrouvions face à un peloton d’exécution. Tout ce que je voulais éviter, c’était d’être pendu devant mes enfants », résume le prince Ali. Averti qu’il figurait sur la liste de 10 personnes promises à l’exécution, il a d’abord essayé de quitter le pays par des moyens légaux. En vain. C’est avec de faux passeports dans un bus pakistanais rempli de hippies que la famille Seraj fuit l’Afghanistan. Le prince adore revenir sur cet épisode dont il brosse un récit plus ou moins hilarant selon son humeur à tous les journalistes qui le sollicitent : « À l’approche de la frontière avec le Pakistan, les types aux cheveux longs assis à côté de moi m’ont donné une guitare et montré quelques gestes pour faire semblant de jouer. Ils ont fumé tellement de marijuana durant le trajet que rien qu’en respirant j’étais à moitié conscient de ce que je faisais. En fait, j’ai dû jouer très bien puisque les douaniers m’ont pris pour un hippie. Voilà comment nous avons pu passer, ma femme, mes enfants et moi, de l’autre côté. » Ainsi comment commence une vie d’émigrant bien remplie : homme d’affaires efficace, conseiller de la présidence de Jimmy Carter puis de l’administration Reagan, informateur plus ou moins assumé de la CIA, conférencier éloquent dans de nombreuses universités américaines, Abdoul Ali Seraj jongle entre les affaires et la politique, l’activisme et l’influence. Il affirme avoir élaboré et transmis à l’Administration Bush un plan pour libérer l’Afghanistan des talibans, qui aurait en partie appliqué en 2001 lors de l’opération « Justice sans limite ». Pour le prince Ali, c’est la fin de l’exil. Il rentre au pays en 2002.

Il comprend vite qu’il ne pourra redémarrer aucune des activités qu’il avait lancées avant sa fuite : ni le premier et unique night-club du pays, dont il était propriétaire dans les années 1960, ni son fameux restaurant Golden Lotus, qui figurait fièrement dans le guide de Kaboul de 1971 en tête des endroits où se rendre pour passer agréablement le temps, ni le bowling club ni, encore moins, les échanges touristiques avec les pays occidentaux. « J’ai une énorme nostalgie de cette époque », me confiera-t-il au cours de notre dernière entrevue. Nous sommes alors sur la terrasse de sa villa, face au crépuscule épais de l’été kabouli, et je réalise que nombre de gens ont une énorme nostalgie de cette époque, y compris moi qui ne l’ai pas connue. Parce qu’en dépit d’une hypothétique stabilisation de la situation, il est probable que personne ne verra plus jamais ces hommes marchant dans les rues d’Herat, la main dans la main et une rose dans la bouche, ni une fille en mini-jupe dans une boîte de nuit à Kaboul, puisqu’il n’y aura plus jamais à Kaboul de boîte de nuit digne de ce nom. Quand la génération du prince Ali disparaîtra, plus personne ne se souviendra même de cette époque merveilleuse et folle, de Chicken Street peuplée de vendeurs sortis des Mille et une nuits, de fumeurs d’opium et de bordels à trois sous. « Vous devriez décider enfin ce qui est important pour vous. Soit c’est l’argent, et en ce cas là, rentrez chez vous avec vos troupes, soit c’est la sécurité. Mais si c’est la sécurité et si vous ne voulez pas d’un remake du 11-Septembre, alors il faut rester et appliquer un véritable plan Marshall pour l’Afghanistan », conclut le prince Ali, caressant la tête grisonnante de Blacky, une vieille femelle cocker. La décision du président Sarkozy de retirer les troupes françaises d’Afghanistan fin 2013 laisse plutôt penser que ce qui importe, à l’approche de l’élection présidentielle, c’est de rassurer l’opinion publique. Pas de redonner un avenir à l’Afghanistan.[/access]

Février 2012 . N°44

Article extrait du Magazine Causeur



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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