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Adios, Old England !


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Closed ! Rideau ! Le magasin Old England fermera ses portes à la fin du mois de mars. L’Union Jack ne flottera plus sur le gros paquebot en bois du boulevard des Capucines. Depuis plus d’un siècle, entre l’église de la Madeleine et l’Opéra Garnier, dans le IXème arrondissement de la capitale, la civilisation britannique avait son ambassade du vêtement. Après le rachat de Jaguar par l’indien Tata et le mariage de William avec une roturière, c’est un nouveau coup dur pour les adorateurs du style british. La fin d’un monde où l’élégance venait d’outre-manche, où les cravates étaient forcément « club », où les trenchs croisés portaient le nom d’un certain Thomas Burberry, fournisseur officiel du roi Edouard VII et où les pulls Navy faisaient de vous un redoutable loup des mers.

Que l’Angleterre était jolie dans ces années-là ! Cette île était diablement attirante pour des petits français partis à sa conquête durant deux ou trois semaines de séjour linguistique. A cette époque-là, nous ne traversions pas The Channel pour ânonner maladroitement quelques verbes irréguliers mais pour découvrir un monde à part, excentrique, iconoclaste, pétillant de liberté et d’audace. Dans cet univers baroque, tout nous plaisait, les livraisons de lait au petit matin, les sandwichs au concombre, les Craven A, le fish and chips, le Pim’s et les bonbons Smith Kendon. Nous nous étions même pris d’affection pour le basset Hound. Le moindre détail de la vie quotidienne des sujets de sa Majesté nous mettait en joie. La vie était décidément plus folle et élégante dans cette Albion que nous ne trouvions pas le moins du monde perfide. Les filles étaient aussi légères que leurs jupes. Mary Quant avait décoincé cette vieille Angleterre puritaine. Quel souvenir que ce premier ballet de jambes dénudées aperçu à la sauvette du côté de Piccadilly Circus.

Un choc émotionnel aussi durable que la première Jaguar Type E dont le capot ne finissait pas de s’allonger sur Regent Street. Et que dire de ces Mods en costume sur-mesure sillonnant l’île sur leurs étincelantes motocyclettes italiennes. Chez nous, les ouvriers roulaient encore en mobylette bleue et les bourgeois de province n’avaient pas le chic des gentlemen de Savile Row, melon sur la tête et costume rayé de rigueur. Après avoir goûté à ce monde presque irréel où les hommes ressemblaient tous un peu à David Niven, nous n’avions qu’une envie : les imiter. Nous avions attrapé le virus de l’anglomanie. Désormais, nous ne verrions plus la vie qu’à travers un épais fog.

A Paris, à deux pas de l’Olympia, nous pouvions retrouver ce monde parallèle et cette météo des sentiments enfouis. Il nous suffisait de franchir la porte de Old England pour goûter aux délices des fauteuils club et s’enivrer d’une atmosphère hors du temps, hors de la vulgarité marchande ambiante. Grimper le monumental escalier en bois était un plaisir auquel beaucoup d’alpinistes de la fripe s’adonnaient, chaque année, à l’occasion des soldes. Quel plaisir de se retrouver nez-à-nez devant des piles de pulls en cachemire, des montagnes d’écharpes en laine d’Ecosse ou de fixer pendant de longues minutes ces dizaines de souliers à la parade aussi bien rangés et disciplinés que la relève de la garde. Nos économies ne résistaient pas longtemps à cette caverne d’Ali Baba. Combien d’entre nous ont épargné plusieurs mois avant de s’acheter une paire de Church’s qui marquait la fin d’une adolescence boutonneuse ? Aux premiers frimas de l’hiver, nous voulions tous porter un douillet duffle-coat avec des boutons en bois ou en corne et, à l’ouverture de la chasse, nous rêvions d’une veste en coton égyptien abondamment graissée.

Ce magasin recelait mille trésors et mille attentions. Il n’aurait pas eu en fait autant de charme sans son indispensable personnel. Admirables vendeurs et vendeuses à la science encyclopédique du vêtement qui nous conseillaient avec tact et gentillesse. Un savoir-faire qui n’existe plus guère à l’heure des services marketés et calibrés. Chez Old England, l’espace d’un instant, nous étions accueillis comme Lord Mountbatten ou Jim Clark. Tous ces petits bonheurs ne seront bientôt que du passé. Qui se souviendra de ce monde-là ? Cette boutique d’antan sera remplacée par le plus grand magasin de montres du monde. La civilisation anglaise était pourtant là, à quelques stations de métro de la Tour Eiffel et du Moulin Rouge. Pour beaucoup d’entre nous, l’Angleterre n’était pas uniquement la terre du thatchérisme, le royaume où l’on sacrifie la classe ouvrière sur l’autel de la City, non, l’Angleterre, c’était aussi ce ponton avancé en plein cœur de Paris qui donnait du style et un certain grain de folie à notre vie.



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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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