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« L’Enfant d’en haut », l’enfance d’en bas

Un film à voir jusqu'au 19 février sur Arte.fr et le 3 mars sur Arte


« L’Enfant d’en haut », l’enfance d’en bas
"L'Enfant d'en haut", Roger Arpajou

Le 3 mars, Arte diffusera L’Enfant d’en haut (disponible jusqu’au 19 février sur son site). Un film d’Ursula Meier sur l’enfance avec Léa Seydoux, loin du misérabilisme et de la cucuterie ambiante.


Avec Home, Ursula Meier avait déjà fait preuve d’une grande originalité : son film, tout en présentant une famille éminemment dysfonctionnelle, évitait les écueils du psychologisme et du délitement attendu. L’Enfant d’en haut s’inscrit dans cette même ligne : relevant de ce que les mauvais esprits appellent des « cas sociaux », la famille formée par Simon et sa sœur, complètement repliée sur elle-même, organisme suspendu dans un espace-temps autarcique, ne se laisse jamais réduire à une quelconque considération pathologique.

Des animaux humains

Simon, donc, petit bonhomme de 12 ans, passe son temps à grimper et redescendre la montagne pour aller piller la riche station de ski suspendue au-dessus du no man’s land industriel, boueux et miséreux où il vivote avec sa sœur. Entretenant cette dernière, il est de fait le responsable de la survie familiale au mépris de sa condition d’enfant. De parents, point, d’institution scolaire ou sociale pas plus : son monde se réduit à de l’économique, le haut de la montagne constituant la réserve de richesses où il s’approvisionne, le bas le marché où il revend le fruit de ses larcins.

Ses relations avec sa sœur sont également de cet ordre, l’argent (qui manque toujours, comme l’objet du désir) servant de vecteur affectif : c’est par l’entretien économique de sa sœur qu’il assure la dépendance de cette dernière, seul moyen à sa disposition pour combler ses demandes affectives. Mais il n’y a nulle considération morale de la part de la réalisatrice, nulle référence à une norme psychique et sociale qui voudrait que ce système pervers aboutisse à la destruction de ses personnages. Placés de fait dans une situation impossible (comme la famille de Home, qui voit d’un seul coup son biotope métamorphosé), Simon et Louise font ce qu’ils peuvent, et exercent chacun à leur façon leur capacité d’adaptation : comment les humains s’adaptent-ils, telle est en réalité ce qu’observe Ursula Meier. Comme des animaux, les deux enfants sont tendus vers la survie (Louise compte sur un homme pour sortir du bourbier, Simon sur son intelligence) mais voilà, ce sont des humains : ils vont donc mettre en œuvre la plasticité propre à l’humain, différent de l’animal justement parce que son patrimoine génétique ne le rive pas à un environnement prédéfini.

A corps perdus

La plasticité de Simon est intellectuelle. C’est un théoricien, qui sait expliquer les techniques du ski sans avoir jamais skié, qui apprend l’anglais dans les journaux, et sait réparer minutieusement des skis simplement pour l’avoir vu faire. Rationnel et technicien, travailleur, inlassable fourmi, il fait de la station de ski une sorte de mère nourricière procurant argent, vêtements et nourriture, dégoulinante de richesse étalée, généreuse à la seule condition qu’on la vole. La station peut aussi, comme toutes les mères, se montrer méchante et le renvoyer d’où il vient, assis sur des sacs d’ordures lorsqu’il se fait prendre sur le fait.

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Le mode relationnel de Simon se calque sur la réalité dont il fait l’expérience : l’affection est un bien comme un autre, qu’on achète (comme le montre une éprouvante scène avec Louise) ou qu’on vole (comme il le fait avec la belle et riche anglaise qu’il fantasme en maman). La réalisatrice ne s’offusque pas, ne dénonce pas, ne se lamente pas : elle décrit une torsion psychique imposée par la réalité à Simon, torsion essentielle parce qu’elle lui permet de survivre. Louise s’adapte moins efficacement que son frère par le mensonge et la sexualité, appâts mis en avant pour attirer celui qui saura l’extirper de la dèche. Un doute plane délibérément quant à ses occupations réelles : habillée comme une, arpentant le bord de la route comme une, ayant la réputation d’une, oui, de fait, elle fait carrément pute. Qu’elle monnaye ou non ses charmes n’a pas vraiment d’importance. L’important, c’est la confiance exclusive qu’elle accorde à son corps comme échappatoire. Plus jeune, son corps lui a servi pour emmerder sa famille, aucune raison qu’il ne lui serve pas adulte à niquer la misère. Si on se fie à ce que nous montre la réalisatrice de ses personnages, on peut en déduire que le « genre » comme on doit dire maintenant n’est pas en l’occurrence une construction sociale mais bien une donnée naturelle : le sexe biologique en effet induit des stratégies différentes de survie.

Le cinéma, les préjugés en moins

Ces deux stratégies se compliquent du fait de la cohabitation des deux personnages, du fait aussi du jeune âge de Simon. Du point de vue de sa survie affectivo-mentale, Simon a besoin de Louise alors que l’inverse n’est pas vrai. Louise n’a besoin de son frère que pour l’argent qu’il ramène et qu’elle est incapable de gagner. De cette inégalité découle nécessairement un rapport de force et de domination. La réalisatrice dit, dans une interview, avoir créé une situation égalitaire entre les deux personnages. Je me permets (car tel est le privilège du spectateur) de m’inscrire en faux : la liberté totale, la pauvreté financière et l’absence de lois qui caractérisent le monde de Simon et de Louise entraînent mécaniquement une tentative de prise de pouvoir (pour Simon) ou une tentative de fuite (pour Louise). Quand deux personnes au fonctionnement si différent coexistent dans un espace dépourvu de cadre, chacun des deux veut imposer à l’autre l’ordre qui lui convient.  « Qu’est-ce que tu feras quand je te dépasserai en taille ? » demande Simon à Louise. On en a une petite idée, pour l’avoir vu à l’œuvre : il l’enfermera pour qu’elle ne le laisse pas seul, comme il s’arrange pour faire fuir celui qui, amoureux d’elle, pourrait la lui ravir, ou pour la faire virer d’un travail qui la rendrait financièrement autonome.

Mais là, nous préjugeons, bien sûr, ce que ne fait à aucun moment Ursula Meier : Simon, plus tard, ne sera plus le même, son corps aura changé et son esprit aussi. Pour le moment, il connaît une forme primitive, non élaborée d’amour : et que pourrait-il en tant qu’enfant développer de différent, eu égard au biotope auquel il est lié ? L’affection n’est pas exclue pour autant de cet étrange univers, qui se manifeste en petites étincelles quand Louise change un bébé, retrouvant naturellement les gestes qu’elle a dû plus jeune avoir envers Simon, quand ils partagent une complicité d’enfants. Cahin-caha, bon an mal an, telle pourrait être leur devise, ni optimiste, ni pessimiste.

Visible sur Arte.fr jusqu’au 19 février, diffusé sur Arte le 3 mars 2019 à 9h25.



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Essayiste, journaliste, auteur de la newsletter https://annesophienogaret.substack.com/, décryptage des tactiques et de la rhétorique frériste

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