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Etat, gilets jaunes: peut-on vraiment parler de « violence »?

De la violence en milieu urbain et de la pauvreté du langage journalistique


Etat, gilets jaunes: peut-on vraiment parler de « violence »?
Le 9 février, une Porsche a été prise pour cible par des casseurs à Paris. ©Kamil Zihnioglu/AP/SIPA / AP22300509_000009

Les commentaires sur les manifestations hebdomadaires, depuis trois mois, témoignent d’un appauvrissement pénible du langage. Nous avons en français une foule de mots pour caractériser un échange conflictuel entre manifestants et forces de l’ordre : accrochage, explication virile, corps à corps, escarmouche, échauffourée, friction, heurts, empoignade, et quelques autres. Mais ils sont tous passés aux profits et pertes du journalisme. Un seul mot surnage dans les commentaires, à l’image comme dans les journaux : violence.

Une seule lettre vous manque et…

Dans ce lexique appauvri, ce n’est pas seulement le vocabulaire qui est en cause, mais la sémantique. Parler de violence à propos d’un face-à-face musclé ou d’une dégradation de mobilier urbain est une grossière exagération. Parler de violence parce qu’on a cimenté l’entrée de la villa d’un député, ou endommagé la résidence secondaire d’un autre (il en a de la chance, d’avoir une résidence secondaire, cet homme !) est une hyperbole comparable à celle qu’utiliserait un épicier de quartier baptisant « hypermarché » ses 14m2 de conserves périmées. Ou lorsqu’un prof, habitué à la gestion des cancres, tombe sur un élève sachant lire et écrire et le qualifie de « génie ».

Mais « hyperbole » n’est peut-être pas dans le vade-mecum étriqué de nos commentateurs…

Ont-ils, les uns et les autres — et qu’il soit bien clair que je déplore les yeux crevés et les mains arrachées, et les contrariétés subies par les policiers —, une quelconque idée de ce qu’est la violence, en particulier du couple fatal que constituent la violence d’Etat et la violence populaire ?

La « violence », c’est ça

Pour connaître le sens d’un mot, autant disposer de points de comparaison. Par l’image et par les mots. Autant savoir de quoi le peuple est capable.

Le 24 avril 1617, le maréchal d’Ancre, Concino Concini de son vrai nom, favori de la reine-mère Marie de Médicis, quasi premier ministre de fait, est tué par Vitry, capitaine des gardes du jeune Louis XIII — à coups de pistolet puis d’épée. Enterré à la va-vite à Saint-Germain l’Auxerrois, il est exhumé par le peuple, qui le haïssait, lapidé, bâtonné, pendu par les pieds, dépecé et brûlé. Sa femme, Galigaï, jugée pour « juiverie » et sorcellerie, sera décapitée deux mois plus tard, « honneur certes trop grand », précise le chroniqueur, — et brûlée. Le peuple dansa sur ses cendres.

Les 2 et 3 septembre 1792, le peuple — le même, ce peuple français qui a inventé l’amour courtois et les Lumières —tire de leur prison les royalistes qui y croupissaient depuis qu’à la mi-août la famille royale avait été conduite au Temple. On sait à quel point l’Autrichienne, comme on disait, était détestée. On tombe sur sa plus proche amie, la princesse de Lamballe, on la tue à coups de bûches, on la crible de coups, on la déshabille, on l’exhibe ainsi avant de lui cisailler la tête au couteau, de lui ouvrir la poitrine pour lui arracher le cœur — et « autres mutilations obscènes et sanguinaires », dit le chroniqueur (un autre) pour éviter de raconter qu’on lui découpa la motte et qu’un loustic s’en fit une barbe…

"La mort de la Princesse de Lamballe", toile de Maxime Faivre, 1908, musée de la Révolution française. / Domaine public
« La mort de la Princesse de Lamballe », toile de Maxime Faivre, 1908, musée de la Révolution française. / Domaine public

Le 7 décembre 1793, à Jallais, le très jeune Bara, âgé de 14 ans, est massacré par les Vendéens et tombe en criant « Vive la République ! »

"Mort de Bara en 1793", Jean-Joseph Weerts, musée d'Orsay. Domaine public.
« Mort de Bara en 1793 », Jean-Joseph Weerts, musée d’Orsay. Domaine public.

Un prêté pour un rendu après la déroute de Cholet, le 17 octobre de la même année, et une vengeance des « baptêmes » républicains ordonnés par Carrier à Nantes au même moment — sachant qu’avant de les noyer dans la Loire, cet éminent émissaire de la Convention (qui le fit quand même exécuter en décembre 1794) livrait les jeunes et jolies aristocrates prisonnières, si possible pucelles, aux volontaires de Saint-Domingue, des esclaves libérés qui formaient la Compagnie Marat — et qui les noyaient le lendemain Le réconfort avant l’effort.

"Les Noyades de Nantes", Anonyme, Château des ducs de Bretagne.
« Les Noyades de Nantes », Anonyme, Château des ducs de Bretagne.

Et puis il y a le joli coup des têtes… Le gouverneur de la Bastille, Launay, avait été décapité au sabre le 14 juillet 1789 et sa tête promenée dans les rues de Paris. Le 20 mai 1795, le député Féraud, chargé de l’approvisionnement de Paris, tente de haranguer la foule affamée qui lui réclame des comptes, mais il se fait tuer d’un coup de pistolet par une « citoyenne » excédée, et sa tête tranchée est mise au bout d’une pique. On va la présenter dans la salle de la Convention au président de séance, Boissy d’Anglas (ou Théodore Vernier, les versions diffèrent). Lequel, au lieu de twitter frénétiquement que l’on s’en prenait aux élus de la Nation, se découvre et salue cérémonieusement son collègue. Grande classe et grand cœur.

Le dernier mot resta à l’ordre légal : Jean Tinelle, un garçon serrurier qui a porté la pique, sera le 2807ème et dernier condamné à mort par le tribunal révolutionnaire. Et sa tête à lui roula dans le panier de Sanson.

Quand Delacroix peint en 1830 la Liberté guidant le peuple, l’attention des ados boutonneux reste rivée sur les seins plantureux de la déesse-titre — sans trop voir qu’elle foule aux pieds les cadavres des patriotes morts dans l’une des premières entreprises de « dégagisme » de l’Histoire de France.

Ou encore… Avez-vous lu Mangez-le si vous voulez de Jean Teulé (Julliard, 2009) ? L’ex-dessinateur y raconte comment à Hautefaye (Dordogne), en 1870, pris pour un Prussien parce qu’il était blond, un jeune aristocrate, Alain de Moneys, est torturé, tué et partiellement cuisiné et mangé — si bien que ses bourreaux, condamnés au bagne, y porteront les doux noms de « goûte graisse », « bien cuit », « à point » ou « la grillade ».

Ça, c’est du côté peuple. Côté Etat, c’est à l’unisson. Des massacres de la Saint-Barthélémy aux tueries de Charonne, de l’exécution de Damiens (comme les chevaux ne parvenaient pas à l’écarteler, il fut scié — et encore avait-il été tenaillé pendant les trois heures que dura son supplice, pendant lesquelles, au témoignage de Casanova, les belles dames qui assistaient à l’exécution se pâmèrent d’extase) à celle du Chevalier de la Barre, des fusillades de Clemenceau en 1906-1908 aux décimations de 1917 — et jusqu’aux exactions de Jules Moch, ce n’est qu’un long déluge d’horreurs. Action / réaction. Ad libitum.

Voilà. C’est cela, la violence. C’est cela, la bête humaine. C’est la cime à partir de laquelle vous pouvez juger du degré de friction et de contestation. Les actions des gilets jaunes — lourdement condamnées par une justice dont chacun sait qu’elle est indépendante du pouvoir politique, qui d’ailleurs se garde bien de se féliciter de sa sévérité — sont des…

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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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