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Georges Perros, le détaché de Douarnenez


Georges Perros, le détaché de Douarnenez
Georges Perros dans les bureaux du quotidien breton Le Télégramme, Douarnenez, années 1970 Crédits Photo: Collection Georges Perros

Gallimard a réuni en un seul volume les écrits de Perros (1923-1978). Ses aphorismes, notes, critiques et poèmes font découvrir un styliste brillant et marginal, rétif aux figures imposées de la littérature.


Quarto a réuni en un seul volume les écrits de Perros : aphorismes, notes, critiques, poèmes pour un écrivain mort il y a quarante ans et dont le premier désir a été de se connaître pour mieux connaître les hommes.

« Décidément, je ne suis pas foutu d’écrire un roman. Ce n’est pas que j’essaie, non. Mais je me demande à quoi rime ce que j’écris. Je ne me sens pas moderne du tout. J’ai plutôt envie d’être sincère qu’objectif », nous dit Georges Perros (1923-1978) dans Papiers collés, III. Cela explique peut-être pourquoi cet écrivain majeur reste aujourd’hui encore, quarante ans après sa mort, aussi confidentiel. L’impérialisme du roman, qui est devenu synonyme de littérature depuis deux siècles, a tendance à marginaliser les inclassables, les poètes, les amants du fragment ou de la note, comme le fut Perros.

Perros est un marginal, parce qu’au sens littéral, il écrit d’abord dans les marges : « Certains maniaques, dans la marge du livre fiévreusement découpé, ne peuvent s’empêcher de déposer, comme instinctivement, le résultat à peine intelligible de leur réflexion. Font un livre, hybride, avec l’œuvre lue. Il arrive que leurs remarques soient plus intéressantes que le discours qui les a provoquées. » Perros a d’ailleurs lui-même créé le néologisme de « noteur » : il estime être plus « noteur » qu’auteur. Un auteur, pour lui, c’est un statut toujours un peu vain, comme tous les statuts. Et il fut bien placé, en tant que soutier chargé de rapports de lecture à la NRF, pour voir à l’œuvre cette vanité de la vie littéraire : « Un type qui écrit deux cents pages sur sa veulerie, sa saloperie, sa médiocrité, son néant, allez, on lui file le prix Goncourt. » Ne nous méprenons pas, il n’y a pas d’aigreur chez Perros, jamais. Plutôt une ironie qui sous sa plume prend la forme d’une bienveillance sceptique et amusée pour toute la comédie sociale à laquelle il participera un temps, avant de s’exiler en Bretagne.

On peut espérer que son œuvre, recueillie aujourd’hui avec une minutie exhaustive et amoureuse par Thierry Gillybœuf dans un fort volume Quarto de plus de 1 500 pages – cette antichambre de la Pléiade –, viendra pallier ce manque de reconnaissance. Pour un peu, on lui en voudrait, à Thierry Gillybœuf, d’exposer notre Perros au public. Perros fait partie de ces écrivains, comme Louis Scutenaire, André Hardellet ou Jean-Claude Pirotte, dont la gloire s’accroît en secret, que l’on se transmet comme un mot de passe entre amateurs qui n’aiment pas trop la lumière du jour sur leurs bibliothèques pleines de contrebandiers, de déviants et de poètes.

Il ne faut pas, bien sûr. Georges Perros, par sa simplicité, sa clarté, sa profondeur cachée dans la peinture d’un quotidien banal, mérite d’être connu du plus grand nombre tout simplement parce qu’il aide à vivre. Comme Montaigne, Pascal ou Cioran, tous « noteurs » eux aussi, ce qui n’est pas un hasard.

Inutile de chercher chez Perros un message, un catéchisme. C’est sans doute, en ces moments d’assignations généralisées et constantes, d’obligations morales à prendre parti, ce qui fait sa brûlante actualité : « Je vais bientôt avoir l’air moins con de ne pas avoir éprouvé l’urgent besoin de lire Marx, Freud, de ne pas avoir été stalinien, maoïste, giscardien…Vive la plèbe ! » Non, ce que trouvera le nouveau lecteur de Perros, c’est un homme qui se dit, se cherche, se trouve, se perd, se retrouve et en même temps nous parle du quotidien, du monde et des autres avec une humilité rare. Sans doute parce qu’il a réussi cette manœuvre complexe qui définit la vraie littérature, selon Marthe Robert dans La Tyrannie de l’imprimé : « Ce qui importe d’abord dans la vie, selon un rabbin du Talmud : transformer son miroir en une fenêtre ouverte sur la rue. C’est aussi la loi de toute littérature vraie, la fausse étant celle où l’auteur se contente de se contempler, en prétendant de surcroît que le lecteur y trouvera autant de joie qu’il en a pris lui-même à sa propre image. »

Georges Perros est ce rabbin-là dans son va-et-vient constant entre la conscience de sa singularité et sa volonté, pour le pire comme le meilleur, d’appartenir à l’humaine condition.

Il y a quelque chose de rassurant et de paradoxal à voir aujourd’hui l’œuvre de Georges Perros en un seul volume. C’est rassurant parce que, par les temps qui courent, on peut avoir besoin dans nos exodes, nos fuites, nos retraites au désert, nos sécessions douces d’emporter Perros avec nous d’un bloc, sans risquer l’excédent de bagages qui menace toujours celui qui s’en va pour de bon. Perros est l’auteur idéal pour une cavale définitive et discrète parce qu’il est le descendant le plus exact du Bartleby de Melville : « Je préférerais ne pas » est sa devise. On pourrait d’ailleurs appliquer à Perros ce que Deleuze disait du héros de Melville : « Bartleby ne consent pas, mais ne refuse pas simplement non plus, et rien ne lui est plus étranger que le pathos héroïque de la négation. »

Quand Perros quitte le Paris des lettres dès 1958 pour une HLM à Douarnenez, il ne s’en va pas par dépit ou par misanthropie. Il s’en va parce que tout cela est trop bruyant, trop clinquant. Il n’ose pas dire, ou seulement dans ses livres, qu’en fait cela ne le concerne plus. Chose assez neuve, Perros est aussi cet homme qui a compris qu’il n’y a pas besoin d’aller très loin pour disparaître, pour s’éclipser : changer de rue, de ville, d’horaires suffit pour créer ce décalage qui rend invisible et pour retrouver son souffle : « On n’imagine pas à quel point recevoir les nouvelles trop tard annule la gravité des évènements. » Perros est un Héraclite breton, un Pascal finistérien qui a compris qu’on ne se baignait jamais deux fois dans le même fleuve et que tout le malheur de l’homme est de ne pas savoir rester seul dans sa chambre. Perros, lui, sait le faire. Dans sa « mansarde », comme il appelle son bureau où tout s’entasse, la radio branchée sur France Musique, il écrit encore et toujours. C’est ce que redoutent le plus tous les pouvoirs, ce genre de dérobade, ce refus poli, mais ferme du jeu. Sur qui l’exercer, le pouvoir, s’il n’y a plus personne ?

Perros ne regrette rien, il a eu une vie avant. On peut la lire dans Une vie ordinaire, un poème-roman autobiographique en octosyllabes. C’est une poésie très élaborée et très simple à la fois, loin des officines formalistes, avec des mots de tous les jours et des gens à l’intérieur, la famille, les amis poètes, mais aussi les copains pêcheurs dans les bistrots de Douarnenez. Perros y dit tout ou presque de cette existence finalement bien remplie avant ce repli sur soi.

De son vrai nom Georges Poulot, Perros est né en 1923 à Paris d’un inspecteur d’assurances et d’une mère au foyer. Cela commence sous des auspices précaires puisqu’il survit miraculeusement à son jumeau ; tous les deux étant de grands prématurés : « Ah ce mois et demi me manque / Je suis l’homme d’un courant d’air (…) / Il m’étonne d’éprouver / le taciturne goût de vivre. »

Perros deviendra ensuite comédien et sera reçu au conservatoire avant d’être engagé à la Comédie-Française en 1948. C’est à cette époque qu’il noue avec Gérard Philipe une véritable amitié, dont témoigne une correspondance suivie, et se lie avec Michel Bouquet et Jeanne Moreau. Il fréquente déjà les avant-gardes littéraires et notamment les lettristes d’Isidore Isou qui prolongent le dadaïsme et le surréalisme. Il abandonne les planches, déjà absorbé par l’écriture. Pour vivre, il se fait embaucher grâce à Gérard Philipe dans l’aventure du Théâtre national populaire de Jean Vilar comme lecteur des manuscrits. Il connaîtra les premiers festivals d’Avignon.

Jean Grenier, de la NRF, est séduit par les écrits du jeune homme et le fait entrer à la revue comme critique. Sa précarité matérielle est la rançon de l’attention que vont lui prêter quelques grands noms de l’époque comme Jean Paulhan ou André Breton. Dans une lettre à Grenier, Paulhan, toujours fine mouche, semble avoir saisi d’emblée toute l’originalité de Perros : « L’étrange Poulot. C’est le Tao te King fait homme. Il est ontologiquement habité par une forme de détachement, de renoncement qui s’apparente au wou wei, le non-agir taoïste. » D’ailleurs, alors que Perros part déjà de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps en Bretagne, il faudra attendre 1961 pour qu’il publie le premier volume des Papiers collés chez Gallimard, alors que Paulhan le lui demandait depuis des années.

Cette indifférence à toute carrière lui coûte cher, évidemment. Même s’il devient, à son insu, une manière d’écrivain culte dans le milieu, avec sa vieille moto célébrée dans Les Poèmes bleus, son caban et sa pipe. On fait le voyage en Bretagne pour le voir, comme Michel Butor, l’autre grande amitié de sa vie. Des vrais fous de littérature lui demandent des textes. Ils s’appellent Jean-Edern Hallier ou Alfred Eibel, alors éditeur en Suisse, qui lance l’aventure de Hors commerce. Perros vit de tout et de rien, de l’air du temps : quelques cours de littérature à la fac de Brest où il dit « enseigner l’ignorance », des émissions de radio, des lectures pour Gallimard, des traductions ; de ses livres aussi, rares, trop rares alors que ce n’était pas l’inspiration qui lui manquait si l’on en juge par la masse d’inédits présents dans l’édition Quarto.

C’est que, non seulement Perros fait preuve d’un détachement total pour ce qu’il n’appelle jamais une œuvre, mais que chez lui, la forme courte des Papiers collés est aussi le témoignage du refus absolu de tout système, de toute forme d’adhésion à son temps, même pour les bonnes causes ou les enthousiasmes militants du milieu littéraire, du Manifeste des 121 pendant la guerre d’Algérie, qu’il ne signe pas, à Mai 68, dont il dit : « Mai 68 m’a beaucoup moins travaillé que pas mal de mes amis – ou autres – , j’en ai deviné l’incendie depuis ma fenêtre. En fait, j’ai vécu assez vite comme si je m’étais payé mon Mai 68 personnel. Je ne veux pas changer. Tant pis, tant mieux, je n’en sais rien. »

Seuls comptent, dans sa retraite, sa femme Tania, ses enfants et ce qu’il appelle, dans les Papiers collés, « l’amythié », mot-valise ambigu puisqu’on peut y voir à la fois un mensonge ou une sublimation. La Bretagne aussi, éternellement célébrée, avec « la mer qui fait sa lessive quotidienne ». Pas la Bretagne tumultueuse de Chateaubriand ou hiératique de Gracq, mais la sienne, intime, où le pittoresque facile n’a pas sa place.

Il y a aussi, nous le disions, quelque chose de paradoxal à voir Perros littéralement enfermé dans ce Quarto dont on pourra par ailleurs critiquer au passage le classement chronologique des textes. Cela rend parfois la navigation difficile puisque les inédits, les textes retrouvés dans les revues et les œuvres publiées du vivant de Perros ne sont pas hiérarchisés. Le lecteur qui voudrait découvrir Perros en commençant par les textes les plus connus que sont les trois Papiers collés et les deux recueils de poésie Une vie ordinaire et Poèmes bleus doit se frayer un chemin dans un maquis peu confortable. Cependant, le paradoxe dont nous parlons est ailleurs.

Perros est l’écrivain du discontinu, dont il est fin connaisseur, lui qui a été un lecteur perspicace de Chamfort et de Joseph Joubert, moraliste du XVIIIe siècle qui ne publia rien de son vivant. L’idée de faire des livres, des recueils lui semble un rien contradictoire avec la conception qu’il se fait de l’écriture. Sa parole brève est un archipel. On l’entend au hasard d’une revue, d’un tirage limité comme cette édition de Gardavu que l’on retrouvera ici, mais qui avait été publié à l’origine par Le Temps qu’il fait. Un texte court, évidemment, qui raconte avec humour comment Perros, en 1961, s’est retrouvé vingt-quatre heures en garde à vue à Quimper pour s’être interposé entre un agent de police et un marin pêcheur. Le texte sera refusé par Paulhan et seulement publié en 1983. Ce n’est pas particulièrement antiflic, Perros ne tire pas des conclusions générales de sa mésaventure – et c’est peut-être ce qui a déplu au (trop) subtil Paulhan. Perros écrit simplement comme il le fait toujours : à hauteur d’homme, la seule qui l’intéresse. Alors, oui, le voir ainsi « regroupé » dans un seul lieu peut procurer une impression étrange.

Mais ne faisons pas la fine bouche, dans ce volume, Perros est là, tout entier, avec un appareil critique remarquable et une splendide iconographie, tel qu’en lui-même l’éternité le change dans sa simplicité. Pour Perros créer rend heureux, créer est même l’affaire des derniers hommes heureux.

Cette joie subversive, irréductible est communicative. Lire Perros fait du bien, comme une conversation avec un ami. Soyons clair, néanmoins : on peut écrire des choses très sombres et être joyeux, tout simplement parce qu’on arrive à les nommer avec exactitude. C’est ce que voulait dire Perros, qui écrivait : « C’est gai, écrire. On peut écrire gaiement qu’on va se suicider. »

Mais il ne s’est pas suicidé, un cancer du larynx qui l’a privé de sa voix dans les dernières années de sa vie, par une ironie du sort qu’il ne manque pas de souligner dans L’Ardoise magique, l’a emporté en 1978 :

« Vivre est assez bouleversant
quoique médisent nos sceptiques
De quoi demain sera-t-il fait
ô plus on va plus on le sait
car enfin le jeu perd sa mise
et les dés meurent dans nos mains
Porte de plus en plus étroite
qu’il est maigre notre destin
pour y trouver de quoi le fuir. »

Œuvres

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Janvier 2018 - #53

Article extrait du Magazine Causeur




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