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Pourquoi les grands économistes français sont de gauche


Pourquoi les grands économistes français sont de gauche
L'économiste Thomas Piketty a soutenu la candidature de Benoît Hamon lors de la campagne présidentielle 2017. SIPA. 00798627_000039

En marge d’une myriade hétéroclite d’experts médiatiques majoritairement apolitiques, européistes et libéraux (Verdier-Molinié, Dessertine, Bouzou…) se dressent les « grands  économistes », auréolés de leur crédibilité académique et engagés dans l’ombre des puissants, que ces derniers consultent souvent comme jadis ils sondaient les oracles. Pourquoi sont-ils presque tous de gauche?


Il y a trente-cinq ans, une centaine d’économistes britanniques publiait une diatribe engagée visant à dénoncer la politique thatchérienne en matière d’emploi. La décennie qui suivit leur donna techniquement tort. En 2012, une pléiade d’éminents économistes au rang desquels figuraient entre autres Piketty, Cohen, Aglietta ou encore Aghion, signait cette fois une tribune dans Le Monde sobrement intitulée « Nous, économistes, soutenons Hollande ». Deux ans plus tard, la plupart d’entre eux déchantaient, qui critiquant la pusillanimité de la présidence face aux puissances financières, qui déplorant l’incapacité du pouvoir à réformer quoi que ce soit en matière d’économie. À la fin du quinquennat, c’est peu ou prou l’ensemble de cet aréopage d’experts à tendance socio-démocrate qui regrettait une mandature « pour rien ».

Aveuglement idéologique

Bien qu’éloignées dans le temps l’une de l’autre, ces prises de position tranchées procèdent d’un germe commun : dans les deux cas, il est aisé de déceler un certain aveuglement idéologique à l’origine des lourdes erreurs de jugement qui ont assuré la postérité malheureuse de ces engagements publics.

Au tournant de la crise de 2008, la plupart des économistes français que nous avons cités et nombre de leurs confrères académiques moins médiatiques ont affirmé ou réaffirmé avec force leur credo keynésien et ce, nonobstant les échecs avérés des politiques du genre menées dans les années 1970, ces dernières ayant souvent conduit à de néfastes phases de stagflation là où elles ont été déployées.

Tous keynésiens

Ce keynésianisme bon teint a les atours d’un positionnement intellectuel de confort, à la fois résolument bourdieusien (l’État saura suppléer aux défaillances des individus), éminemment social (la relance par la consommation, c’est l’organisation de la redistribution vers ceux qui possèdent le moins) et désespérément romantique (le financement par la dette est un moindre mal qui engage un tiers hypothétique et ménage l’individu ainsi déresponsabilisé). À n’en point douter, il s’agit là d’une synthèse éclatante du plus pur socialisme contemporain.

Loin de remettre en cause les schémas existant, la crise a eu pour effet d’accentuer la ligne de fracture entre les partisans de la relance et ceux, honnis, de l’austérité ; soit d’un côté la noble poiesis des économistes, de l’autre la vile praxis des gestionnaires, des technocrates et des financiers.

L’économie hors-sol

Il y a fort longtemps en Occident que les conseillers des princes n’émanent plus des rangs des philosophes, des ecclésiastiques ou des militaires. Le post-postmodernisme pacifié de nos sociétés développées ne se soucie guère plus des enjeux d’antan. Au cours du XXe siècle, l’asservissement graduel du bien-être des peuples à leurs niveaux de production en biens et services – si pertinemment décrit par Baudrillard – a conduit à la survalorisation des experts de la science économique et à l’émergence de théories progressivement érigées en dogmes.

C’est ainsi que les économistes ont in fine acquis une place centrale dans la cité, auréolés d’un savoir technique souvent abscons, qui les protège et fait d’eux des apôtres des temps nouveaux. Ce statut n’est pas sans conséquence ; à mesure que les économistes se sont rapprochés des sphères d’influence et de pouvoir, c’est le contact avec le réel que beaucoup ont perdu. Or, peu adhérente au pragmatisme, la vision socialiste du monde prospère justement dans les milieux où l’entre-soi se mêle à un coupable sentiment de classe. L’environnement de nombreux économistes français en vue est aujourd’hui de ceux-là, indubitablement.

De l’émergence d’une conscience sociale

Notre système d’enseignement supérieur universitaire des humanités (et disciplines « assimilées ») est sociologiquement inscrit à gauche, c’est un fait acquis[tooltips content=’cf. R. Magni Berton et A. François, Que pensent les penseurs ?, PUG, 2015.’]1[/tooltips]. Nos économistes sont souvent et malgré eux les produits de cette tradition qui les transcende et dont il leur est très difficile de se défaire vraiment.

Une étude menée par la banque centrale de New York sur plusieurs générations d’étudiants a en outre montré que les étudiants ayant suivi des cours d’économie étaient enclins à se situer plus à droite de l’échiquier politique que leurs pairs strictement littéraires, mais que le vote Démocrates retrouvait la faveur des étudiants dont le niveau en économie était plus élevé (2e et 3e cycles universitaires), ces derniers pondérant différemment le rôle ordonnateur de l’Etat, ainsi que l’importance sociale des politiques de redistribution. Nul doute que ce phénomène soit également à l’œuvre dans le positionnement idéologique des économistes les plus renommés.

Le prisme médiatique déforme

Mais le déterminisme dont il est question ne s’exprimerait sans doute pas avec l’acuité qu’on lui connaît s’il n’était magnifié par un prisme médiatique également acquis à la cause socialiste, et entretenu par la tentation facile de relayer à l’envi une doxa humaniste et idéaliste, déconnectée des complexités inhérentes à tout débat raisonnable en science économique.

Pour toutes ces raisons, le dilemme entre « conscience sociale » et probité intellectuelle est trop souvent tranché idéologiquement ex ante, avant même d’avoir pu être décemment mis perspective.

Quand le libéralisme glisse

En France comme en Europe, le libéralisme mondialiste a connu un essor insigne au cours de ces 30 dernières années, en grande partie sous l’influence des grandes formations politiques socio-démocrates, dont celle d’Emmanuel Macron est la dernière émanation en date. Obnubilée par le primat de l’individu, la gauche socialiste a en effet baissé la garde dès les années 1980 en consentant à faire d’un certain libéralisme la condition du libertarisme. Croire que la fracture entre droite et gauche peut se résumer à un débat sur l’acceptation ou le rejet du libéralisme est aujourd’hui un leurre. Le libéralisme s’est universalisé ; ce faisant, il n’est plus l’apanage d’une caste supérieure soucieuse de défendre ses intérêts. La gauche moderne a depuis longtemps compris qu’il ne pourrait y avoir de réelle classe moyenne sans entreprise, ni d’entreprise pérenne sans une relative liberté dans les échanges.

Vers une synthèse?

Se revendiquant volontiers socialement inclusif et soucieux des biens communs, le libéralisme contemporain de gauche porté par les économistes réalistes coexiste pourtant, bon gré, mal gré, avec une conception néo-marxiste idéaliste défendue par leurs confrères hétérodoxes, l’improbable attelage ainsi composé sous-tendant une vision du monde dont la chimérique synthèse reste à réaliser

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Docteur en philosophie de l’École normale supérieure, professeur chargé de cours à l’Essec, coauteur (avec A.-S. Nogaret) de l’essai "Français malgré eux", préfacé par Pascal Bruckner. Il publiera en 2022 "Le Statistiquement correct", au Cerf.

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