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Le Brexit est une chose trop sérieuse pour être confiée aux politiques


Le Brexit est une chose trop sérieuse pour être confiée aux politiques
Theresa May et Jean-Claude Juncker devant le 10, Downing Street à Londres, 26 avril 2017. SIPA. Shutterstock40503998_000003
Theresa May et Jean-Claude Juncker devant le 10, Downing Street à Londres, 26 avril 2017. SIPA. Shutterstock40503998_000003

Don Quichotte négociateur

Cervantès nous montre don Quichotte, au début de sa grande aventure, impatient de partir, « tant il espérait venger d’offenses, redresser de torts, réparer d’injustices, corriger d’abus, acquitter de dettes ». Autre chevalier de la Manche, ou d’Outre-Manche, je m’étais fixé une mission presque aussi chimérique : contribuer humblement à ce que les négociations sur la sortie de l’UE du Royaume Uni se passent dans un climat de calme, de confiance et de compréhension mutuelle. Ce qui rend ce projet quelque peu utopique, c’est la tendance, de part et d’autre, à échanger des rodomontades : « la facture de départ sera salée ! », côté bruxellois ; « une absence d’accord vaut mieux qu’un mauvais accord ! », côté britannique. Il y a quelques semaines, je hantais les couloirs de Westminster, cherchant à organiser une série de rencontres officieuses entre politiciens britanniques et français. Les Parlementaires conservateurs que j’ai rencontrés étaient unanimement enthousiastes, quelle que soit leur position idéologique sur le Brexit. Sir Nicholas Soames, petit-fils de Winston Churchill, grand francophile devant l’éternel et ex-partisan du Remain, accepte finalement de tourner la page après le référendum et il m’annonce, le verbe pittoresque, la voix tonitruante, que, à l’échelle des siècles, le Brexit ne représente qu’une anicroche dans les relations franco-britanniques. Jacob Rees-Mogg, l’un des principaux architectes de la campagne en faveur du Leave, prône le plus de coopération possible en matière de défense et sécurité entre le Royaume Uni et ses partenaires européens, France en tête, déclarant : « Nous ne sommes peut-être pas tous d’accord sur les dimensions règlementaires des concombres, mais nous sommes prêts à faire tout ce qui est nécessaire pour nous protéger mutuellement contre les agressions et les attentats. »

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Pourtant, au milieu de mon entreprise chevaleresque, deux événements intervenus à quelques pas du Parlement m’ont rappelé à la réalité. D’abord, le quartier ministériel est bouclé à cause d’un homme portant un sac rempli de couteaux – rappel sinistre de l’attentat contre le siège de la démocratie britannique le 22 mars, et préfiguration encore plus sinistre  de ceux de Manchester le 22 mai et de Londres le 3 juin. Ensuite, après un dîner avec Theresa May à Downing Street, le Président de la Commission, M. Juncker, laisse fuiter des propos sceptiques quant au succès des négociations et péjoratifs pour la première ministre. Celle-ci ne tarde pas à riposter, en affirmant que M. Juncker va découvrir en elle « une femme sacrément difficile. » Et toute la vieille machinerie repart, la presse française germanopratine ressortant ses titres sur la « dame de fer », et les tabloïds britanniques reprenant le UE bashing d’avant le référendum de 2016. Entre les drames sécuritaires, les tensions interpersonnelles et les mécaniques qu’on roule, le climat des négociations est pour l’instant loin d’être apaisé. Don Quichotte a du pain sur la planche.

Des appels du pied

Une semaine plus tard, j’assiste à un dîner avec le gratin bruxellois où je découvre le degré d’incompréhension des Européens face à Theresa May. Celle-ci est perçue précisément de manière « junckérienne », comme étant aussi belliqueuse et intransigeante qu’irréaliste. Et pourtant, il y a une « méthode May » que j’essaie d’expliquer de ma posture chevaleresque. Pour comprendre le sens de ses actions, tantôt hostiles en apparence à l’UE, tantôt conciliatrices, il suffit[access capability= »lire_inedits »] d’utiliser une des techniques de base de la négociation : se mettre dans les souliers de l’autre. À cet égard, Mme May, par son fétichisme bien connu pour les chaussures, nous a envoyé assez d’indices. Prenons, alors, le point de vue du leader britannique. Elle a été, non pas élue, mais désignée première ministre le 13 juillet 2016, après une campagne référendaire d’une rare violence verbale et émotionnelle. Elle a hérité d’un pays profondément divisé, entre des « Leavers » farouchement déterminés à voir la décision du plébiscite exécutée au pied de la lettre, et des « Remainers » désespérés cherchant par tous les moyens à renverser cette décision. Elle est désormais à la tête d’une union, celle entre l’Écosse et l’Angleterre, qui semble sur le point d’éclater en morceaux. Elle est responsable de la mise en œuvre d’un projet – le Brexit – qu’elle n’avait pas choisi. En février 2016, on lui avait proposé de se mettre à la tête de la campagne pour le Leave, mais elle a refusé en se déclarant pour le Remain. Quoique perçue comme quelqu’un de solide, elle est doublement illégitime : c’est le Parti, et non l’électorat, qui l’a installée à Downing Street, et ceux qui ont voté pour le Leave soupçonnent sa conversion au Brexit de n’être qu’une façade. Elle est le leader que le Brexit a fait, pas le leader qui a fait le Brexit. En face d’elle, il y a 27 états membres qui considèrent le résultat du référendum avec un mélange d’accablement et de scepticisme. Derrière elle, il y a une fonction publique qui n’est pas du tout en mesure de mener ce qui s’annonce comme la série de négociations la plus complexe de tous les temps. Situation délicate…

Sainte Theresa, protégez-nous !

Jusqu’à présent, Mme May a traversé ce terrain miné de manière spectaculaire, quoique non sans couacs. D’abord, elle a réussi à dompter et à embarquer les ultras du Brexit, tout en marginalisant le UKIP. Elle a défini le Brexit de manière nette ; elle a défendu le processus contre ceux qui prétendaient l’entraver au Parlement et devant les tribunaux ; elle a résisté aux impertinences des nationalistes écossais qui ont le pouvoir, non d’empêcher la sortie de l’UE, mais de perturber les négociations. Enfin, le 29 mars 2017, elle a invoqué officiellement l’Article 50. Sur le chemin, elle a inséré dans ses déclarations certaines paroles combattives voire guerrières à l’égard de Bruxelles. Ces paroles étaient bien entendu destinées à une consommation strictement domestique. Son vrai message pour les Européens est dans cette « relation » qu’elle veut « spéciale » et « profonde ». Elle a répété ces adjectifs pas moins de trois fois dans la lettre du 29 mars. Aujourd’hui, les plaies de notre nation clivée sont en voie de guérison. Les Leavers sont largement majoritaires et les Remainers toujours plus minoritaires. La catégorie qui a poussé de manière inattendue est celle des « Releavers » : ceux qui ont voté pour rester mais qui acceptent que la décision du référendum doive être exécutée.

C’est dans ce contexte que, le 18 avril, Mme May annonce des élections pour le 8 juin (lendemain de notre bouclage). Jusqu’alors, par sa gestion du pays, elle a fait ses preuves ; il s’agit maintenant de se légitimer par le vote pour être plus en position de force pour conduire les négociations. Non seulement face à ses partenaires européens, mais aussi – surtout peut-être – face aux extrémistes britanniques des deux camps, Leave et Remain. Car, pour parvenir à un accord réaliste, il lui faudra faire des concessions sur certains sujets, tout en restant très ferme sur d’autres. Il sera impossible de plaire à tout le monde. Depuis juillet dernier, elle travaille pour préparer une équipe et une stratégie de négociation, tout en gardant secrets les détails de cette stratégie. Sa nature de sphinx y a beaucoup aidé. Mais une fois que les négociations débuteront pour de bon, il sera impossible de maintenir la confidentialité. Dans l’atmosphère toujours hautement combustible du pays, tout ce qui est perçu comme une abdication ou une agression face aux 27 peut provoquer des déflagrations populaires ou politiques qui déstabilisent les pourparlers. Theresa May cherche donc à se légitimer et en même temps à augmenter sa majorité à la Maison des Communes. C’est ici qu’est intervenu l’un des couacs les plus sérieux. Sous l’influence de son stratège Nick Timothy, elle a inséré dans le manifeste du Parti une proposition sur le financement des soins aux personnes âgées. Comme l’avait découvert François Fillon avant elle, des mesures « courageuses » sur les questions sociales peuvent s’avérer dévastatrices. Le résultat ? Une chute très nette des Conservateurs dans les sondages. De quoi doucher l’intrépidité de don Quichotte lui-même.

La revanche des tondeuses

À Paris, je participe à une réunion d travail sur les cinq scénarios sur l’avenir de l’UE contenus dans le Livre blanc de M. Juncker. J’essaie, toujours de manière chevaleresque, plus que jamais en vain, d’expliquer aux autres participants pourquoi le meilleur scénario est celui où l’UE entreprend de faire moins mais mieux. Le modèle d’une Europe qui gère tout, qui s’immisce dans tout, est précisément celui qui passe mal en ce moment auprès des peuples du vieux continent. Et cela me rappelle une de mes interviews londoniennes. Autour d’une excellente bouteille de Sancerre, Jonathan Aitkin, vieux routier de la politique ayant exercé des responsabilités ministérielles sous John Major, me racontait comment il avait mené campagne pour le « oui » lors du référendum sur l’UE en 1975. Peu après la victoire des partisans de l’Europe, il s’était converti à l’euroscepticisme en apprenant qu’un fabricant de tondeuses de sa circonscription avait été contraint de mettre fin à ses activités en raison d’une directive européenne, d’inspiration allemande, sur l’harmonisation du volume sonore de ces machines. Avec une poignée d’autres parlementaires, M. Aitkin avait mené une héroïque « rébellion des tondeuses », selon le sobriquet des médias, qui avait un échec total. Je me demande si, aujourd’hui, nous n’assistons pas à la revanche des tondeuses. Le Royaume Uni va quitter le marché unique et l’union douanière. Cette décision prise par Theresa May et son gouvernement, agréée par le Parlement, est considérée par certains, au Royaume Uni et en Europe, comme l’expression d’une idéologie extrémiste. Mais comme l’a dit David Davis, Secrétaire d’État à la sortie de l’Union européenne, les termes de « hard » et « soft » Brexit ne sont que des termes de propagande. En réalité, on ne peut pas sortir de l’UE sans sortir du marché unique. Etre membre de l’Espace économique européen, comme la Norvège, contraindrait le Royaume Uni à accepter la libre circulation des personnes et à payer des contributions à Bruxelles tout en perdant son influence sur les processus décisionnels. Rester dans l’union douanière, comme la Turquie, interdirait aux Britanniques de conclure des accords commerciaux avec des pays tiers, ce qui serait très risqué pour l’avenir économique du pays.

Sans doute que quelque nouvel « espace commercial » peut être créé, mais il faudra aux négociateurs des réserves énormes de bonne volonté et de patience pour y arriver dans un délai acceptable. C’est dans ce sens que le véritable objectif de Theresa May est d’obtenir un état de sérénité relative où le Royaume Uni puisse faire preuve, envers ses 27 partenaires, de cette bienveillance et de cette flexibilité qui sont si nécessaires. En même temps, les 27 seraient bien avisés d’accentuer le côté adaptable du génie européen afin de rendre possible ce nouvel « espace ». Un autre vieux routier de la politique anglais, David Howell, croisé à la Maison des Lords, a souligné le fait que la part de l’U dans l’économie mondiale est en train de diminuer au bénéfice des pays asiatiques et en développement. Le modèle d’intégration totale de l’UE est devenu trop encombrant : les 27 devraient viser, plutôt qu’une « union sans cesse plus étroite », une « union sans cesse plus agile. »

Bonne volonté et souplesse, donc, pour tout le monde – selon don Quichotte.

Eloge de la grisaille

Dans une des innombrables séries comiques dont la télévision britannique a le secret, un personnage se plaint à un autre : « Je meurs d’ennui. Il ne se passe rien dans ma vie. C’est la grisaille totale ! » Son interlocuteur lui rétorque : « Rien ? La grisaille ? C’est parfait ! C’est ce dont le monde a le plus besoin… » Quand les négociations sur le Brexit redémarreront vers le 19 juin, il faudra appliquer le plus vite possible ce théorème de la « grisaille ». Dans le nouvel accord, le diable sera dans les détails – qu’il s’agisse des droits des différents citoyens, de la définition d’une frontière « soft » en Irlande, ou des engagements financiers des Britanniques envers l’UE. Le diable, mais aussi l’ange, si on croit que toutes ces questions peuvent être traitées avec succès. Il faudra laisser travailler les techniciens, les spécialistes de ces questions byzantines. Il faudra marginaliser M. Juncker. Le négociateur en chef de l’UE, Michel Barnier, a déjà pris le contrepied de ce dernier en déclarant devant le Parlement irlandais, le 11 mai, qu’il voulait négocier « dans le respect mutuel, sans aucune agressivité ». Il faudra aussi que Mme May (si elle a gagné les élections) prenne une distance olympienne par rapport aux négociations. Dans le triumvirat « Brexit » qu’elle a créé –  Davis-Johnson-Fox – David Davis, ancien des forces spéciales, a laissé les deux autres loin derrière, par sa maîtrise des dossiers et sa flexibilité. Une relation « spéciale » et « profonde » entre le Royaum Uni et l’Union européenne est-elle donc concevable ? Quand Sancho Pança explique à son maître que ses géants ne sont que des moulins, don Quichotte lui répond : « II paraît bien que tu n’es pas fort versé en ce qui est des aventures. » Et l’aventure continue… [/access]

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Juin 2017 - #47

Article extrait du Magazine Causeur




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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