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Marcel Gauchet: « Le camp de la tradition a été balayé » [1/2]


Marcel Gauchet: « Le camp de la tradition a été balayé » [1/2]
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Marcel Gauchet. Photo: Mantovani. Gallimard via Leemage

Causeur. La campagne présidentielle se déploie à l’ombre de l’affaire Fillon et au rythme des révélations supposées ou réelles. Les pratiques reprochées au vainqueur de la primaire auraient pu passer pour vénielles il y a vingt ans et sont en tout cas largement répandues. Ils suscitent cependant une réelle indignation, soigneusement entretenue par les médias. Sommes-nous devenus plus vertueux ou faisons-nous payer par ces exigences morales l’impuissance de nos dirigeants ?

Marcel Gauchet. Il se mêle des choses assez différentes dans ce climat. D’abord, la désacralisation du pouvoir est passée par là. Les « mystères de l’État » dans lesquels on n’ose pas trop aller mettre son nez, c’est fini. L’esprit démocratique a progressé dans les têtes. Le gouvernement est devenu pour de bon représentatif aux yeux des représentés : ces gens nous représentent, on veut savoir ce qu’ils fabriquent au juste. Or, en France, on a un sacré chemin à faire sur ce chapitre. À l’abri de la révérence pour l’État, il a prospéré une nomenklatura qui se croit tout permis. L’heure d’en terminer une bonne fois avec ces mœurs a sonné. Tout candidat un tant soit peu sensé cherchant à réduire le gouffre qui s’est creusé entre la base et le sommet aurait dû en faire un article prioritaire de son programme. Fillon n’a pas de chance. Les faits qui lui sont reprochés sont banals et véniels à l’échelle du système, mais il ne suffisait pas de s’excuser. Il fallait montrer qu’il avait compris en prenant le problème à bras-le-corps.

Peut-être, mais c’est exiger des gouvernants une vertu que ne montrent pas les gouvernés. La France est un peu le royaume de la combine…

Se greffe sur le gouffre que j’ai décrit une contradiction de plus en plus aiguë entre la logique du privé et la logique du public. L’individualisation pousse les gens, y compris les acteurs politiques, dans une vision privative du fonctionnement social, mais elle les rend d’autre part de plus en plus exigeants en matière d’impersonnalité des institutions. En pratique, le clientélisme et le népotisme sont rois, mais ils sont de plus en plus mal supportés du côté de la chose publique. Ces affaires doivent une bonne part de leur écho au fait qu’elles renvoient les gens à leurs propres contradictions. Ils ne les emploieraient pas, eux, leurs femmes, leurs enfants, leurs copines et leurs copains ?

« Il s’est recréé une société d’ancien régime, avec les ressentiments passionnels qu’elle est vouée à entretenir et qui ne demandent qu’à éclater »

Le tout sur fond de ce qu’on sait par cœur, les inégalités galopantes. Mais les chiffres ne disent pas le vécu de cette inégalité. Ils ne disent pas le sentiment d’être des cocus de l’histoire et les laissés-pour-compte d’un système qui tourne au profit des malins qui ont su grimper dans les trains qui partent. Le mépris que distillent involontairement les Beautiful People mondialisés à l’égard des couillons qui bossent dur pour 1 500 euros par mois a enflammé la société. Le problème n’est plus économique, il est moral. Il s’est recréé une sorte de société d’ancien régime, avec les ressentiments passionnels qu’elle est vouée à entretenir et qui ne demandent qu’à éclater.

Et pourtant, si on vous lit bien, l’Ancien régime est terminé, et cette fois, le cadavre ne bouge plus ! C’est ce que vous annoncez dans Le Nouveau Monde, quatrième et dernier volume de L’Avènement de la démocratie. La sortie de la religion, que vous diagnostiquiez dans Le Désenchantement du monde, il y a trente ans, est donc achevée. La liquidation définitive de l’hétéronomie et, avec elle, de son contraire qui lui faisait la guerre, annonce-t-elle la fin de l’Histoire ?

Au contraire, elle ridiculise l’idée de fin de l’Histoire. Elle marque le commencement[access capability= »lire_inedits »] d’une autre histoire qui va se dérouler en fonction de paramètres entièrement renouvelés. Si nous touchons à une « fin », c’est celle de la transition moderne, ouverte depuis cinq siècles, qui correspondait à ce moment conflictuel où l’histoire paraissait lisible à travers l’affrontement de deux principes antagonistes : le parti de la tradition et le parti de l’émancipation. Ce moment-là est clos. La bataille est terminée, le camp de la tradition a été balayé. Le camp de l’émancipation l’a emporté sur toute la ligne. Sauf que c’est pour découvrir que l’émancipation dont il rêvait ne signifie pas du tout la libération de toutes les contraintes. Le monde émancipé en comporte d’autres. Il demande encore plus de travail et de réflexion que la lutte contre les formes anciennes de soumission. C’est la grosse surprise qui nous attendait au bout du chemin !

En somme, la politique est désormais seule aux commandes, sans le secours et la limitation que constituaient les restes de l’imprégnation religieuse…

Nous avions l’impression de penser librement, et c’était vrai. Mais en fait notre existence collective restait imprégnée d’une religiosité qui ne disait pas son nom. Elle façonnait la vie politique en investissant le pouvoir d’une autorité que nous avions le tort de croire faite de notre seul consentement. Elle tombait imperceptiblement de plus haut. Elle enveloppait les libertés personnelles dans une appartenance qui nous paraissait aller de soi. Elle nous insérait dans une histoire que nous pouvions juger pesante, mais dont la réalité ne faisait pas de doute. Tous ses repères se sont évaporés. Nous n’avons plus que des questions, sur ce qui nous oblige, sur ce dont nous faisons partie, sur le temps où nous nous situons. Ce n’est pas une petite affaire de s’adapter à une situation de déboussolement pareille. Cela va prendre du temps.

Le moment que nous vivons est-il comparable à « la crise de la conscience européenne » des débuts de la modernité ?

La mutation est beaucoup plus profonde, car elle engage une redéfinition totale des coordonnées de l’existence humaine. La crise de la conscience européenne, fin XVIIe- début XVIIIe siècle, coïncide avec la prise de conscience, justement, qu’une autre manière de penser et de faire est en train d’émerger dans tous les domaines, par rapport à ce qui passait pour le socle intangible de la vie commune. On sait ce qu’on quitte, on s’interroge sur ce qui advient, et les esprits vont se diviser entre ceux qui en attendent un progrès et ceux qui y voient une perte, mais l’incertitude reste limitée. Pour nous, elle est complète. Nous avons été jetés brutalement en dehors de ce qui faisait la base de l’existence de nos ancêtres et prédécesseurs – nous ne la comprenons même plus. Nous ne savons pas d’où nous venons et nous n’avons plus l’idée d’aller quelque part – en dehors de sauver notre peau ! Et nous nous sentons sans prise sur ce qui organise notre vie personnelle et collective. Avec la mauvaise conscience, de surcroît, de ne pas vraiment se rendre compte de ce qui arrive. La désorientation a beau être anesthésiée, elle est sans précédent.

Cependant, on a l’impression d’une assez grande stabilité des cadres de vie. Ainsi, malgré ses nouveaux visages, la famille reste l’échelon de base de la vie collective et le travail le lien essentiel entre l’individu et la société.

De l’extérieur et en apparence, vous avez raison : rien de changé. L’humanité va continuer d’être divisée entre des sexes qui vont former des couples dont vont naître des enfants à élever, comme elle va continuer de travailler pour vivre. Et pourtant, plus rien n’est pareil. C’est que la révolution à laquelle nous avons affaire est une révolution invisible. Ce qu’elle change, c’est le rapport des individus à eux-mêmes et à leur société. Celle-ci leur conférait leur identité et leur statut, de femme ou d’homme, de mère ou de père de famille, avec les obligations afférentes. Ils avaient gagné des marges de manœuvre, mais la référence demeurait structurante. Maintenant, le message que leur adresse la société, c’est que c’est à eux de poser leur identité et de négocier leur statut. D’où une incertitude très perturbante, sur tous ces fronts : est-ce que je vis pour moi ou pour les autres ?

Cette question ne date pas d’aujourd’hui ! Et le besoin de quelque chose de plus grand que notre seule existence non plus… Mais il y a encore cinquante ans, la réponse coulait de source. Même si vous entendiez in petto mener l’affaire à votre compte, il fallait au moins faire semblant. Vous vous définissiez en tant que membre d’ensembles plus larges auxquels vous vous deviez. Vous vous deviez à votre famille, à l’honneur du nom pour les privilégiés, à la perpétuation d’un modèle reçu pour les autres, vous vous deviez à vos enfants. Regardez cette révolution minuscule du prénom choisi à la carte. Elle dit tout. Le prénom relevait d’une transmission, il marquait l’inscription dans une lignée, il signifiait l’obligation envers l’héritage ancestral. Le rattachement pouvait d’ailleurs être ressenti comme parfaitement oppressif et nourrir le désir de rupture. Le prénom choisi est fait pour marquer, à l’opposé, la singularité du nouveau venu. Il est un commencement qui aura à faire son chemin pour lui-même. Le prénom choisi peut aussi signifier, il est vrai, la dépendance de l’enfant envers le désir des parents. Mais là on est dans le registre psychologique du commerce des inconscients, pas dans celui de la codification des rapports sociaux.

Ce qui constitue une expression claire de l’autonomie. Poussée à sa logique ultime, celle-ci nous fait-elle entrer dans un monde sans héritage ?

Sans héritage expressément assumé et sans identité collective revendiquée. Ce qui n’empêche pas cet héritage d’être présent et cette identité de fonctionner. C’est une complexité supplémentaire de la situation. Les liens d’appartenance n’ont pas disparu, mais ils ont cessé d’être des évidences qui en faisaient en même temps des obligations. Officiellement, tout est ouvert, rien n’est donné, nous devons en permanence définir ce que nous sommes et ce que nous avons à faire. Quitte à ce que cette liberté théorique se heurte au bagage officieux que nous charrions malgré nous. C’est une grande source de tensions. Il est peut-être même en train d’en naître un clivage politique majeur, entre ceux qui se voudraient pour de bon des voyageurs sans bagages et ceux qui, sans trop savoir ce qu’il y a dans les bagages, voudraient quand même bien les récupérer.

Voyageur sans bagages : où situez-vous le laboratoire de fabrication de ce Festivus festivus tout droit sorti de l’œuvre de Muray ?

Il est un pur produit du laboratoire européen. On a longtemps cru que le pionnier américain était le modèle insurpassable de l’individu. Mais les Européens ont « rattrapé et dépassé », comme on disait à la grande époque khrouchtchévienne, ce modèle primitif. Ils ont élaboré un produit beaucoup plus sophistiqué, au croisement de la dissolution en règle de la structuration religieuse et de l’État social. Mais attention, le festiviste accompli n’est qu’une variété parmi bien d’autres expressions de cet individu. C’est justement sa capacité de choix qui rend si difficile le déchiffrement sociologique. Prenons l’exemple de la famille. Vous allez avoir d’un côté la famille monoparentale version féministe agressive – « je veux un enfant à moi et je ne veux même pas connaître le nom du père » – et à l’autre extrémité du spectre, la famille super-tradi : des gens qui ont décidé librement et en pleine conscience de restaurer le paterfamilias en majesté et la mère au foyer qui ne fait que des enfants et des confitures. En réalité, ils sont tout aussi post-traditionnels et postmodernes que les autres.

C’est affreux de se poser la question, mais ne sommes-nous pas, tout simplement, paniqués par notre liberté ?

On peut le résumer comme ça, en faisant la part de la surprise. Nous nous sommes battus pour la liberté, nous l’avons conquise, et c’est pour découvrir que ce n’est pas du tout ce qu’on croyait. Ce n’est pas le repos du guerrier après la bataille, le « dimanche de la vie » après la longue semaine de labeur. C’est plus d’efforts encore pour définir ce que nous allons faire de notre libération. La liberté, c’est exactement le contraire du « ça marche tout seul ». C’est l’obligation de devoir tout choisir et tout aménager.

Autre imprévu, l’Europe est de nouveau à l’avant-garde de la catastrophe !

Nous avons pris l’habitude de nous considérer comme à la traîne par rapport au laboratoire de la dynamique moderne qui se situerait de l’autre côté de l’Atlantique. C’est peut-être vrai en matière technico-économique. Le Gafa est américain ! Mais en matière politique, cette habitude nous trompe. Elle nous masque les effets d’une vitesse acquise de plusieurs siècles sur le terrain du processus générateur de la modernité, à savoir la sortie de la religion. Celle-ci est allée plus loin et plus profond en Europe dans le remodelage de l’organisation collective. Et c’est à ce bond en avant que nous devons le gros de nos problèmes.

Mais tout le monde en Europe ne participe pas de cette sortie de la religion. Il y a ceux qui prennent le chemin inverse, les islamistes radicaux.

Grave erreur d’appréciation. Ils sont de purs produits du travail de la sortie de la religion. Ils en surgissent par contrecoup. C’est la pénétration de l’esprit de l’autonomie moderne, dans des cervelles façonnées par la religiosité traditionnelle et sa vision hétéronome de l’ordre humain qui provoque la réaction fondamentaliste. Celle-ci réaffirme la supériorité de l’ordre traditionnel, mais elle le fait en réalité sur la base d’une appropriation de la liberté qu’elle prétend combattre, une appropriation qui porte potentiellement la destruction de l’ordre hétéronome dont elle se réclame. Rien de plus typique de ce point de vue que le cas du délinquant ordinaire subitement recyclé en fanatique suicidaire qui esbaubit tellement nos commentateurs attitrés. Il a goûté à certains charmes de la liberté sans bien en comprendre la nature, mais il vient d’ailleurs, un ailleurs toujours bien présent dans sa tête, et que le narcissisme identitaire contracté lui aussi auprès de l’Occident mécréant et décadent lui fait subitement préférer à la dépravation et au vice qu’il cultivait jusque-là. Voilà comment la voyoucratie sans complexe peut donner naissance à d’étranges adeptes de la soumission à la parole divine. Avant de crier au « retour du religieux », il vaut la peine de regarder de près ce que recouvre le drapeau de la religion dans ces démarches.

Les barbus sont en quelque sorte les cailloux dans la chaussure d’un monde sécularisé. À quel moment situez-vous la « laïcisation » complète du pouvoir ?

Elle me semble s’être jouée récemment, je dirais dans la décennie 1990-2000. Le cas français est parlant. Prenez Mitterrand : sa carrière politique et sa vie personnelle ne le prédisposaient pas spécialement à la sacralisation. Il a été néanmoins et demeure nimbé d’une sorte d’aura surnaturelle qui fait cruellement défaut à ses successeurs.

Il est vrai que, comparé à Sarkozy ou Hollande, Mitterrand c’est Louis XIV !

Et vous auriez pu citer Chirac, figure de notable un peu pourri, mais somme toute sympa, chez lequel, cependant, on n’aurait pas eu l’idée de chercher ne serait-ce que la trace d’une onction divine… Aux États-Unis, alors qu’aux yeux de beaucoup d’Américains Reagan était encore un personnage de la grande histoire, l’élection de Clinton a marqué un seuil de désymbolisation. Les dirigeants font désormais figure de gens qui habitent le même monde que nous. Ils peuvent être plus ou moins talentueux, plus ou moins agréables, mais ils relèvent de l’humanité ordinaire.

N’y a-t-il pas eu une exception Obama ? Son élection a été saluée comme l’arrivée du Messie….

Le personnage a beaucoup de classe, il présente remarquablement bien, et il n’est pas difficile de comprendre le choc qu’a représenté son entrée à la Maison-Blanche. Mais vous noterez qu’en dépit de ces atouts hors du commun, il s’est parfaitement banalisé à l’épreuve du pouvoir.

Revenons à Clinton, dont l’œuvre de désymbolisation a en partie été accomplie sous le bureau ovale. On a en tête le mot qu’il avait lancé à son adversaire malheureux George Bush senior : « It’s the economy, stupid! » Or vous rompez avec l’économisme triomphant de notre époque. Pour penser ce qui nous arrive, faut-il destituer l’économie ?

L’une des choses essentielles que j’essaie de montrer est que le moteur de l’économie n’est pas dans l’économie. Il faut se demander pourquoi elle a pris une telle place. La réponse spontanée est qu’elle l’a conquise toute seule avec ses gros bras, ce qui nous enferme soit dans la résignation, soit dans la diabolisation impuissante. Ce n’est tout simplement pas vrai. Ce n’est pas l’économie qui a pris le pouvoir, c’est nous qui l’avons propulsée au pouvoir. Ce qu’il s’agit de comprendre, ce sont les raisons profondes de ce choix collectif inconscient.

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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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