Daech s’engouffre dans la brèche des aspirations féministes déçues


Daech s’engouffre dans la brèche des aspirations féministes déçues
amelie chelly femmes djihadistes
Amélie Chelly. Photo: Xosé Bouzas.

Daoud Boughezala. Existe-t-il un profil type des femmes attirées par l’État islamique ?

Amélie Chelly[1. Auteur d’une thèse de sociologie à l’EHESS sur la République islamique d’Iran, Amélie Chelly prépare un essai sur les femmes djihadistes.]. Le gros des troupes provient de la jeunesse désœuvrée souvent issue de ce que le sociologue Farhad Khosrokhavar appelle la « famille décapitée ». Dans les banlieues, l’autorité du père, fréquemment absent, se reporte sur le grand frère. Or ce dernier, qui confond généralement autorité et violence, recrée une famille – un réseau tentaculaire avec le copinage et la fratrie. C’est ce qui constitue la cellule souche de l’expansion du radicalisme. Les « loups solitaires » et la radicalisation tout seul sur internet, ça n’existe pas !

Le délitement de la famille traditionnelle ne se produit pas qu’en banlieue…

L’explosion de la structure familiale s’observe également dans les familles recomposées des classes moyennes, y compris chez des juifs ou des chrétiens dont les enfants se convertissent à l’islam. Bien souvent, le beau-père n’a pas la même autorité que le père qui élève l’enfant. Du coup, ce dernier se retrouve un peu trop libre et fait appel à des réseaux qui lui permettent de se développer en tant qu’adulte : les références internet et le copinage. Ces deux succédanés d’autorité se substituent aux figures tutélaires que le futur djihadiste a délégitimées.

Au sein de ces familles éclatées ou recomposées, quelle est la spécificité des jeunes filles aspirées par le djihad ?

Dans les banlieues, on est face à deux types de femmes, avec des rapports différents à la féminité. Un premier groupe rassemble de jeunes musulmanes qui ont un rapport à la pudeur un peu compliqué : elles viennent d’un milieu très traditionnel mais ont évolué dans une France laïque. Prises dans ce conflit de valeurs, elles ne savent pas exactement où situer la pudeur ni quel modèle adopter. Puisque l’idéologie djihadiste répond à toutes ces questions, la radicalisation va les aider à résoudre ce conflit. Dès lors, tout devient extrêmement simple, et leur quête de virilité, notion qu’elles jugent en pleine déperdition en Occident, s’assouvit dans la figure protectrice du djihadiste, qui incarne à leurs yeux l’homme parfait. Dans une société où le mariage n’est plus une promesse pour la vie, lui seul place[access capability= »lire_inedits »] sa vie biologique en dessous de ses idéaux. Il répond ainsi à la question qui taraude les jeunes filles : à qui faire confiance ?

Outre les jeunes obsédées par la pudeur, quel est l’autre profil des radicalisées de banlieue ?

L’autre versant est constitué de jeunes filles aux comportements extrêmement masculins. Elles veulent se mesurer aux hommes, se déféminisent dans leurs tenues vestimentaires et leurs comportements – notamment au cours des bagarres entre gangs de filles. C’est un schéma assez semblable à la trajectoire des djihadistes masculins : l’EI donne un label de légitimité à leur haine de la société et leur permet de s’affirmer.

Mais sur les réseaux sociaux, les femmes se font happer par un discours bien spécifique qui en fait les éléments centraux de Daech. Dans la propagande de l’organisation, si l’homme kamikaze est l’instrument sacrificiel, la femme répond à une exigence idéologique fondamentale : la colonisation par les ventres. J’ai coutume de dire que le djihadiste met sa vie biologique en dessous de ses idées tandis que la femme djihadiste met sa vie physiologique en dessous de ses idées.

Intimement liée au destin des hommes, la djihadiste se radicalise-t-elle toujours à travers un comparse masculin (frère, conjoint, ami) ?

C’est le cas de la quasi-totalité des profils que nous avons recensés, notamment au cours d’entretiens en prison. Une exception cependant : l’exemple d’une jeune fille très lucide qui s’est dirigée par elle-même vers l’EI. Elle savait à quel degré de brutalité elle serait confrontée une fois sur place. Elle s’est donc entraînée dans sa chambre à regarder des vidéos atroces et à jouer à des jeux extrêmement violents pour s’habituer à déshumaniser l’Autre. En l’occurrence, elle aspirait à dépasser la situation d’infériorité dans laquelle l’échec du féminisme la confinait. Car le féminisme occidental affronte un double écueil : pendant que l’aspiration vers l’égalitarisme fait perdre à l’homme sa virilité, la femme n’est pas pour autant reconnue comme son égale ! Daech s’engouffre dans la brèche des aspirations féministes déçues en proposant de les renverser.

En promouvant les femmes, l’État islamique rompt-il avec al-Qaïda qui confinait le sexe faible à un rôle subalterne ?

S’il y a bien rupture, elle est de nature circonstancielle, non idéologique. L’État islamique n’a construit une image de femme combattante que très récemment, essentiellement depuis la création de la brigade féminine al-Khansa [Ndlr : du nom d’une poétesse arabe du viie siècle convertie à l’islam après sa rencontre avec Mahomet] sur ses terres, en 2014. La charte d’al-Khansa énumère trois raisons pour lesquelles une femme a le droit de sortir seule de chez elle : apprendre ou enseigner l’islam, commettre des exactions contre des femmes au comportement « déviant » (pendre une mère qui a allaité son enfant en public !), défendre la communauté contre ses ennemis. Cette milice pallie le manque d’hommes combattants et joue un rôle d’émulation ; les femmes sont censées forcer la volonté et l’énergie des hommes qui vont se dire : « Mon Dieu, elles ont réussi à faire quelque chose que nous n’avons pas réussi, il faut qu’on en fasse plus… » Il s’agit de grimper dans l’échelle de la violence.

… à Raqqa comme à Paris ! Ainsi que l’a prouvé l’attentat raté aux bonbonnes de gaz que fomentaient des jeunes filles en septembre dernier, le rôle de la djihadiste s’accroît.

Après avoir longtemps vanté les mérites de la femme traditionnelle, l’EI exalte en effet de plus en plus la femme combattante. De même que les djihadistes se font photographier avec des kalachnikovs et envoient des selfies à leurs copains restés en France, les « soldates de Dieu » posent avec des ceintures d’explosifs puis transmettent l’image à leurs amies sur les réseaux sociaux. L’alliance de la femme traditionnelle et de la combattante prend forme dans le veuvage. Sitôt qu’un « lion » (ainsi se surnomment les djihadistes) décède, la femme peut être remariée. C’est paradoxal : d’un côté, son statut de « femme de martyr » lui fait gagner de l’honneur ; de l’autre, son veuvage lui fait perdre de sa valeur car elle est désormais « de seconde main ». Si bien que la veuve se retrouve glorifiée et donnée en mariage à quelqu’un d’inférieur dans l’échelle des valeurs de Daech.

Une échelle de valeurs fondée sur la piété religieuse ou l’âpreté au combat ?

Ni l’une ni l’autre. D’après des recherches encore balbutiantes, même si le phénomène n’est pas vraiment généralisé, les djihadistes manipulent des catégories racistes extérieures à la religion. À leurs yeux, au sein des musulmans, le summum, c’est de se marier à un Occidental, ensuite à un local (Syrien ou Irakien), puis à un Moyen-Oriental, un Maghrébin, etc. Daech est une idéologie transnationale qui réunit des gens de la terre entière – sur une base inégalitaire ! –, ce qui produit un entre-deux idéologique. Par exemple, sur la question de la virginité, du mariage et de la polygamie, la femme djihadiste réagit différemment en fonction de sa patrie d’origine.

Qu’inspire donc la polygamie aux aspirantes djihadistes tricolores ?

Dans les « chambres de sœurs » virtuelles qui leur servent de salon de discussion, les jeunes françaises attirées par la perspective d’un djihad en Syrie expriment souvent leur crainte de la polygamie. Même lorsqu’on vit dans une contre-société radicale au sein de la société française, on conserve un socle résiduel de la culture occidentale qu’on rejette. C’est pourquoi, dans sa propagande de recrutement, l’EI ne s’adresse pas de la même façon à une Française, fût-elle d’origine musulmane, qu’à une Ouïgour ou à une Moyen-Orientale.

Dans ce cas, les « sœurs » leur expliquent que d’après les lois d’Allah, un homme n’a pas le droit de prendre plusieurs femmes s’il n’est pas sûr d’être en mesure de les traiter équitablement, c’est-à-dire de subvenir matériellement à leurs besoins et de les traiter de la même façon. Mais, ajoutent-elles, l’État islamique fournit absolument tout en abondance. Les djihadistes étant de surcroît l’élite de la société qui tient le pays, ils ont les moyens de leur générosité et leurs épouses n’ont aucun souci à se faire.

Comment un argumentaire aussi grossier parvient-il à convaincre des jeunes filles élevées en France et instruites par l’école de la République ?

Une de mes collègues universitaires a mis en évidence un point très intéressant : comme toutes les personnes sous l’emprise d’une idéologie, les femmes djihadistes désacralisent tout ce qui était auparavant sacré et resacralisent tout ce qui ne l’était pas. Dans l’acte sexuel, elles désacralisent les sentiments mais sacralisent son aboutissement, c’est-à-dire la procréation. Ces femmes parties pour le djihad parlent sans aucune pudeur de leur vie intime à ma consœur parce que leur sexualité n’appartient plus à deux êtres mais à une nécessité idéologique.

Idéologie totalitaire qu’on nous promet d’abattre par la déradicalisation. Soyons sérieux : un traitement thérapeutique est-il vraiment susceptible de ramener les djihadistes à la raison ?

Face à des personnes souffrant de véritables problèmes psychologiques comme Moussa Coulibaly, qui s’en était pris à un centre juif niçois en janvier 2015, les soins médicaux peuvent marcher. Mais il y a peut-être autant de types de radicalisations qu’il est d’individus radicalisés. Le gros problème de la déradicalisation, c’est qu’on n’a pas assez étudié la radicalisation elle-même. Celle-ci est un processus dont l’aboutissement s’appelle le fanatisme, lequel ne permet plus de communication avec le commun des mortels resté dans un principe de réalisme.

Justement, comment traiter les plus fanatiques ?

Là, il n’y a aucune solution. Pour les autres, on a dégagé deux grandes méthodes. Il y a d’abord la petite madeleine de Proust de Dounia Bouzar : rappeler au radicalisé son passé et ses principes d’avant la radicalisation. Cela a fonctionné sur certaines personnes, mais pas sur d’autres. L’autre technique consiste à faire intervenir des représentants religieux pour expliquer que la perception de la religion par le radicalisé est erronée. Là aussi, le succès est inégal.

La prison faisant figure d’école du crime islamiste, quelle alternative proposer aux « revenants » déçus mais non repentis de leur séjour sur les terres de Daech ?

Le modèle allemand n’est pas inintéressant. Contrairement aux prisons et aux centres de déradicalisation, cette méthode isole le radicalisé de toute personne liée de près ou de loin à l’islamisme. Un peu comme chez les Alcooliques anonymes, cela fonctionne sur un modèle de tutorat individuel qui les encadre à domicile. Cela permet de s’adapter aux différents types de radicalisation. Certains sont partis faire le djihad par opportunisme, chose que Daech accepte avec pragmatisme. Sur les fiches de renseignements que distribue l’EI, est demandé : « Pour quel motif voulez-vous venir ? » On peut y lire : « Pour avoir une maison et une voiture. » Et ça marche ![/access]



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